Vers Rennes

__________________________

« Mutxurdin »

Béatrice Landaburu

Le séisme provoqué par J.A. Miller pour les Journées d’Automne 2009 a permis que se pose la question de s’adresser à l’Ecole. Ce qui a été bouleversant dans son pari, c’est qu’il a convoqué la responsabilité des analysants à pouvoir dire, hors de l’intimité de leur cure, quelque chose de leur trajet analytique. Réveil, arrachement à la léthargie de l’inconscient transférentiel ont été les effets que j’ai repérés.

Si je persiste dans la position exprimée dans le Journal des Journées n°43: « La passe, ce n’est pas pour tout le monde », je me suis mise au travail de témoigner de mon parcours pour essayer d’en dégager comment est né le désir de l’analyste.

La religion.

Dans la prière ânonnée du Notre Père, alors que je ne savais pas encore lire, j’avais isolé « mais délivre-nous du mal ». J’y entendais un droit à pouvoir lire : «  des livres ».

Je discutais du haut de mes 8-9 ans avec le Doyen. Je contestais que les filles ne puissent pas exercer la fonction d’enfant de chœur, demandais raison et justifications. En souriant, il disait à ma mère qu’il ne savait pas comment argumenter face à mon féminisme. Il n’a jamais utilisé son autorité pour me faire taire. De mon côté, l’hystérie avait trouvé un champ de bataille…

Un incident me marqua: le centre aéré  nous accueillait pendant l’été. Le directeur était un prêtre, les cuisinières des religieuses voilées. J’aimais beaucoup l’une d’elle, jeune novice. Un soir, un garçon tira sur son voile. Elle se décomposa, le remit très vite, humiliée et honteuse. Son malaise me gagna, sa pudeur ayant été touchée;  Par identification, j’eus honte, mais me sentis aussi chevalier servant.

Je lus les Evangiles, comparais les versions des apôtres et trouvais matière à critique  dans la parabole du figuier stérile. Un des apôtres, Marc, précise que le figuier ne donnait pas de fruits parce que « ce n’était pas la saison des fruits ». Je ne comprenais pas la colère du Christ que je prenais pour un caprice. La punition  » Que jamais fruit ne naisse de toi ! Et à l’instant le figuier sécha ». me révoltait profondément.

La confession m’apparut comme un mensonge: le prêtre nous posait quatre questions : « Tu as été gourmande ? », « Tu as été jalouse ? », « Tu t’es fâchée ? » « Tu as désobéi ? ». Aucune question qui aurait touché à la sexualité infantile. J’avais été une amoureuse active… Une immense culpabilité m’écrasait en quittant l’église: je m’obligeais à des prières, mortifiée et déprimée … La période de latence a entraîné tristesse, culpabilité et ennui. A l’adolescence, je perdis d’abord le goût pour les bondieuseries, puis la foi, mais le poids de la religion resta vif.

Etudiante, l’ennui et la tristesse m’accompagnaient toujours, les livres, le savoir m’apaisaient. Je demandais une analyse, chez un dit-lacanien. « Bonjour » « au revoir », puis un jour « L’analyse, ce n’est pas du bavardage » mots de l’analyste, avaient renforcé un symptôme, le mutisme. Un silence de plomb s’installa très vite dans les séances, très standardisées en deux fois trente minutes. Désespérée, j’amenais en séance des textes, sorte de journal intime, que l’analyste lisait lentement, en silence. Bouteilles à la mer… Je partis dans le décor, en voiture. J’en parlai en séance… même silence, mêmes trente minutes. Je quittai cet analyste ce jour-là, pas la psychanalyse lacanienne.

Je vins m’adresser à celui qui est devenu mon analyste. Première rencontre inoubliable : il énonça la règle fondamentale de l’association libre, que je connaissais pourtant, me signifia que je n’étais pas pour rien dans cette mortification de l’analyse. Déconcertée, je revins.

Quelques semaines plus tard, il me parla de réunions de praticiens de la psychanalyse et ceux qui voulaient l’étudier. Je voulais apprendre, j’y allais. A ma demande de lectures, il me proposa le Séminaire 1  et « La technique psychanalytique ». Manœuvres de l’analyste indispensables qui me permettaient d’accéder à un « Scilicet », première étape pour que se décide une responsabilité par rapport au « Que Vuoï ? ». Le titre d’un article aimanta mon début de cure « Douleur d’exister, lâcheté morale ». Je m’insurgeais…

Trajet d’analyse rude, où je résistais. « La résistante » se découvrit comme une figure de jouissance, mais aussi comme une protestation du sujet.

La religion revint assez vite sous la forme à peine transformée d’un « Dîtes seulement une parole et je serai guérie »,  que j’adressais à l’analyste. Il prit cela au sérieux, en calculant des interventions, rares. Parallèlement, il accueillit mes travaux, dits à la Section Clinique. Le savoir universitaire me manqua très vite, et je pensai à un projet de DEA que j’adressai à Augustin Meynard, sur Angela Di Foligno, mystique que je venais de lire…L’analyste intervint « Travaillez dans votre analyse ».

L’analyse n’est pas la messe, la question du corps, dont je ne voulais rien savoir, se manifesta, balayant l’âme désincarnée que je choisissais d’être, me désignant parlêtre.

le corps, Le regard

Une relation amoureuse, en position d’amante, vite interrompue (par l’angoisse du partenaire qui alla demander une analyse..) s’inscrivit sur ma peau. L’analyste m’envoya aussitôt chez un dermatologue. Qu’il prit soin de mon corps me surprit, j’en étais juste très encombrée.

Une indifférence, ou manque d’intérêt pour l’image de soi sont liés à une pathologie médicale congénitale, visible et blessante pour le narcissisme maternel, qui entraîna toute mon enfance de nombreux soins, voyages et plusieurs interventions durant l’enfance, dont la dernière, ratée, à l’âge de 10 ans, accentua le « défaut » (terme parental qui se voulait plus gentil que « handicap »). Je fuyais les miroirs ou les cassais, me consolais dans des rêveries stériles et envisageais de me vouer à une carrière de soins.

Grâce à l’analyse, beaucoup plus tard, je pourrai m’adresser à nouveau à la chirurgie, et une chirurgienne a corrigé au mieux le côté inesthétique du handicap. « C’était un vrai travail de dentellière », me dira t’elle. Cette réussite esthétique m’a permis d’adresser une demande de contrôle à une femme analyste – ce qui était inenvisageable jusqu’alors.

Miroirs truqués

J’avais dépassé l’âge du mariage dans mon Pays Basque… J’avais quitté l’un après l’autre des hommes qui « me pompaient l’air ».

Je trouvai un homme qui me donnerait des enfants, sans être trop présent… Leur éducation a renforcé mon côté « devoir être parfaite », la naissance dramatique du premier ramenant une culpabilité intense au premier plan. Je m’épuisais.

J’ai mis du temps à reconnaître la stérilité affective que j’ai acceptée. Je rêvassai une vie autre. L’analyste intervint de façon décidée, assez vite, par un « Comme Madame Bovary? » lancé négligemment, qui me fit me précipiter dans cette lecture. Je fus  défaite. Cette intervention de l’analyste  mit à mal mes semblants. « C’est très banal chez les femmes… Une AE en a parlé dans son témoignage. » Plus tard, il me parlerait de « se délester des semblants inutiles ». Non, je n’étais pas une Madame Bovary : écroulement de ce que j’ai appelé « mes miroirs truqués », en référence à un titre de livre lu adolescente. Dans miroirs truqués, il y avait aussi le reste du souci parental, puis mien, de cacher mon regard aux photographes, aux autres en général, pour dissimuler mon handicap. L’analyste avait déjà réintroduit cette question du regard en venant quelquefois au pied du divan me regarder, provoquant un affolement et un malaise immenses. La question de l’objet regard est d’ailleurs plurielle (Mon handicap visuel est incurable).

Une position éthique par rapport à l’amour et au désir était requise. Donc acte.

Passage du blabla transférentiel à la question de la jouissance:

Je n’ai, presque, pas appris le basque, à mon grand regret. Ma mère, se vivant étrangère en Pays Basque, l’interdisait à la maison, et mon père a renoncé à transmettre sa langue à ses enfants, alors qu’à l’extérieur, il ne parlait pratiquement que basque.

C’est pourtant un signifiant de mon père qui a fait irruption sur la scène analytique: « Mutxurdin ». Ce terme intraduisible en français, n’a son poids énigmatique qu’en basque, qualifiant « une «vieille fille » dans sa tête, femme bigote et s’interdisant tout plaisir ». Ce terme est très méprisant dans les dires du père, presque une insulte. Il l’employait particulièrement pour l’institutrice de mes trois années de maternelle et du CP: celle qui m’a appris à lire… Mon père racontait ne pas avoir pu la faire danser jeune fille, alors qu’il était réputé excellent danseur… S1 où j’ai inconsciemment trouvé à me loger contre l’amour du père.

Son poids de jouissance a été repéré, hors sens, mais signant un réel très présent. J’ai relu la  culpabilité mortifère liée aux jeux de l’enfance,  reconnu la gaieté et l’activité qui les ont accompagnés, et me suis délivrée de la fascination qui m’avait paralysée. Ils sont des moments de vie passés.

L’analyste a souligné le changement subjectif d’un « Oui, c’est ça l’enfant pervers polymorphe, de Freud ». Je peux maintenant faire avec, m’arranger de la jouissance repérée.

Le style des dernières Journées a permis un allégement du sens de la vie, des décisions importantes, et de la gaieté, venus se substituer à un certain « pathos », fin de la tragi-comédie de l’hystérie.

Devenir analyste ?

La psychanalyse appliquée à la thérapeutique m’a longtemps convenue. J’étais dans le soin, et  plus à l’aise dans l’accompagnement des enfants et adolescents autistes et psychotiques – mon côté « Florence Nightingale »… Je participais aux travaux du groupe « Que Vuoi ? » du Cereda, mais n’arrivais pas à penser ma pratique avec les enfants névrosés. Découragée, j’en parlai sur le divan. L’analyste leva prestement la séance et sur le pas de la porte, m’asséna : « La prochaine fois, nous ferons un contrôle. Amenez un cas d’hystérie ! ». Je n’avais jamais été en contrôle avec lui. J’exposai le cas d’une enfant. « Vous ne vous en tirez pas si mal » remarqua l’analyste, puis: « Ne bousculez pas trop ses semblants, il faut du temps à l’hystérique ! ».

Il était temps, pour moi, de prendre acte de l’existence de l’Inconscient. Faire exister l’inconscient dépend de l’acte analytique. J’ai pu lâcher le côté recherche de guérison, et être plus attentive à la singularité des trouvailles de chacun avec le symbolique et le réel.

J’ai eu la chance de rencontrer un analyste, qui a manœuvré avec un désir d’analyste décidé. C’est la rencontre avec cet analyste, plus exactement avec son Désir d’Analyste qui m’a permis de rencontrer Lacan, son enseignement et son éthique. Pas d’éthique sans acte.

Je peux  maintenant m’engager à occuper cette place vide, fonction, pour que d’autres puissent faire ce chemin vers leur subjectivité radicale, leur singularité. L’entrée comme membre, il y a trois ans, d’une collègue, âgée de 58 ans, m’avait découragée de m’adresser à l’Ecole, l’attention aux « nouveaux venus » relance le désir. L’ECF est en plein changement. Sans suivisme stupide, c’est à cette Ecole que j’adresse mon travail et dans cette Ecole que je souhaite entrer.

_______________________

Je ne suis pas celle que vous croyez !

Alain Gentes

L’Autre, bien sûr, n’existe pas, mais on ne peut pas tout à fait s’en passer, notamment lorsqu’il prend l’habit de l’École qui se met à désirer quelque chose de ceux qui s’orientent d’elle. Quelque Chose ? C’est peu dire, car il s’est agi pour moi, depuis Novembre, d’un élan vers la Passe.

J’aime ce mouvement, précipité par l’initiative de Jacques Alain Miller et ce à plusieurs titres. D’abord, parce qu’il a vu la naissance d’un premier texte qui échappait enfin à l’ambiance de contraintes et d’inhibitions dans laquelle je pataugeais depuis de nombreuses années. Son style, plus associatif qu’universitaire, donc désordonné, lui conférait une teneur drôle, vivante, autrement dit, pas triste ! S’y ajoutait le plaisir d’adresser à d’autres que son psychanalyste quelques formules de son existence. Ah, la belle image, si convoitée, je la tenais enfin !

Déception et tristesse, face au refus, ne m’empêchèrent pas de répondre oui le jour même de la proposition de nous faire accompagner dans la réécriture de notre travail pour les futures Journées de Rennes. Cependant, le découragement triompha par la suite jusqu’aux Journées de Novembre, que je vécus de façon bizarre, à la fois exclu et inclus : moment surprenant, hallucinant même où l’on croit vivre dans son corps la vérité d’un concept, celui d’extime. Je n’attendais plus grand-chose, ni des Journées, ni de ma cure. Je me laissais seulement porter par l’événement pour ne pas tomber, pour ne pas se laisser tomber ou qu’on me laisse tomber !

Tiens, justement, tomber, ça tombe bien ! La peur de ma vie ! Elle existe, celle-là, pour moi. Et pour la barrer, cette peur, sous quelque forme qu’elle se présente, user jusqu’à la corde du coup de barre du surmoi ! Ce qui m’a rendu bien des services, notamment celui de provoquer mon entrée en analyse, mon installation de psychologue en libéral. Mais point trop il n’en faut cependant, de soupe au surmoi, sous peine d’indigestion ! En effet, le démarrage de mon analyse s’éclaire de ce point : une fois de plus, une femme venait de me laisser tomber. Je savais y être pour quelque chose. Je savais aussi depuis longtemps qu’on ne devient pas analyste sans s’analyser, ni même qu’on peut exercer correctement son métier de psychologue sans explorer la mer de sa bévue. Une urgence, qui a pour nom Surmoi, s’imposa : « Si tu ne fais pas quelque chose, tu vas rater ta vie !Si tu ne fais pas comme les autres, tu vas te laisser dépasser ! »

Quelque chose ? Ça ne pouvait être qu’une psychanalyse ! Elle au moins, elle ne me laisserait pas tomber ! Ainsi pris-je, dans la hâte, rendez-vous. Ce fut, au téléphone, le premier choc :

–       Oui ? chuchota une voix.

–       Je voudrais un rendez-vous. Répondis-je.

–       Dans quelle perspective ? demanda la voix.

–       Pour un travail sur moi. Rétorquai-je.

–       Je ne fais pas ça ! Entendis-je.

Je restais sans voix, pétrifié par la peur inattendue et immense d’être laissé tomber ! Ouf, sauvé ! Il me donna quand même un rendez-vous ! Méfiant, je m’y rendis accompagné de la femme qui venait de me quitter. Être ou ne pas être pris, chosen, là se condense un certain fil de ma vie, dont je ne pris la mesure de jouissance qu’un quart de siècle plus tard, entre Paris et Rennes, chez mon analyste. Le début de ma pratique en libéral fut soumis au même régime : identification plus surmoi. Sans surprise, pour recevoir, m’installer, je me suis autorisé, non de moi-même, mais du diplôme obtenu : psychologue. J’ai proposé le divan trois ans après mon installation, cinq ans après le début de ma cure, sous l’effet, sans doute, d’une belle image et d’une belle contrainte.

Se hisser à hauteur de la belle image qu’incarne son psychanalyste et faire comme les autres pour ne pas se laisser dépasser, distancer dans son duel fraternel. Voilà quel était mon programme secret, source bien évidemment de culpabilités et d’inhibitions en tout genre. Je commence aujourd’hui à m’en amuser ! Ce n’était pourtant pas drôle au départ : dés la deuxième séance, je vacille, fortement, après avoir réalisé le sens sexuel que recelait la phrase de mon analyste par laquelle je me sentais enfin écouté, reconnu, et qui n’était que celle que je venais de prononcer. Quelle horreur ! J’avais dit oui, passionnément, à ce qu’il me restitua de mon propos : « Je ne suis pas celle que vous croyez ! » Protestation virile oblige, je l’ai prise pour le dévoilement d’une homosexualité inconsciente, en résonance avec un dire de mon frère Hervé, ce rival cadet d’une année, qui fit de moi un énervé : « Papa a dit que tu seras homo ! ».

Ce n’est pourtant pas la seule résonance qui montre une identification à la mère, et au-delà, ce qui ne m’avait pas échappé, à la fille. Je me souviens ainsi du premier rêve de transfert, au tout début de la cure : « Je m’allonge sur le divan et je mets ma tête sur les genoux de mon analyste. ». Ma nanalyste aussi bien ! J’ai d’ailleurs longtemps mis des mamelles – un tréma sur une voyelle – à son nom !

Ah ! cet idéal du moi, maternel, féminin même, quel sérieux ! Quelle permanence ! Quelle discrétion aussi ! Il n’y a qu’en amour qu’il ne pouvait pas toujours se retenir. Ainsi m’est-il souvent arrivé de dire : « Je suis amoureuse… » de telle ou telle fille, ou d’avoir peur de le dire à mon insu.

Idéal supportable à la condition de rendre mère et filles présentables, c’est-à-dire de cacher leur castration, comme semblent le révéler des rêves répétitifs de mamelles qui s’allongent au point de se transformer en pénis, de vagin d’où sort, bien planté, un pénis, droit dans sa botte. Pour ma mère, pour l’autre en général, j’ai été l’alinot : ainsi m’appelait-elle, son a-linotte probablement !

« J’ai été tout droit », phrase-séance d’une seconde et demie, cruciale, interrompue par mon pschimère, le seul jour où je suis arrivé en retard, pour avoir oublié de tourner là où je tournais toujours habituellement. Un destin se dévoile là : être ou ne pas être l’alinot, le tout droit, la belle image, pour l’Autre ?

Ma pratique d’analyste fut longtemps marquée au sceau de cette triade aveugle qui voyait ce qui manquait à l’autre pour ne pas manquer de lui offrir. Il y a encore de beaux restes ! Surtout avec des patients névrosés qui barbotent sans complexe dans la mer oedipienne. Alors que les personnes psychotiques vous rappellent ce que « sans complexe » veut dire. Ça vous aide à vous mettre hors-jeu, oedipien bien sûr ! De ne pouvoir me soutenir de cet appui à trois têtes devint fréquent, aussi bien dans ma cure que dans ma pratique ; et au-delà, dans ma vie en général. L’angoisse dès lors, s’invitait à tous les étages de mon existence, très forte, bordée par son cortège de peurs et de phénomènes de corps : peurs de mourir, de tomber malade, sensations de vertige, de chute, toutes choses si présentes du côté de ma mère et qui retenaient mon père auprès d’elle. Ah ! c’est terrible, ce vécu !

N’est-ce pas quand même l’ultime ruse de se donner un corps en imaginant sa chute, son effondrement ? Ou de l’inviter à danser le rock phallique, le rock de la castration.

Installée au cœur même de ma pratique, l’angoisse produisait inhibitions et crise d’orientation. Par quoi était-elle causée? Le moment de choisir ou le pas d’être choisi en était la source. Il n’existait pas une seule séance sans cette réalité. Les paroles de mes patients finissaient toujours par m’inhiber ou provoquer ce que j’ai appelé une crise d’orientation. Comment s’orienter pour ne pas voir ? Pour ne pas être vu à un certain moment ? Telle était mon souci, mon urgence plutôt, que je n’aperçus vraiment que dans l’After-Novembre, grâce à un petit coup de pouce de mon analyste. Séances courtes et divan ne m’ont donc jamais posé de problème : ils assuraient au contraire ma sécurité subjective, comme une sorte d’amortisseur, de réducteur d’angoisse. Je détournais à mon avantage des principes lacaniens, autrement fondés.

Échapper au regard tant désiré, de l’Autre bien sûr, et qui envahit tout. Dans l’enfance, il y avait ce noir, de la chambre, qui faisait terriblement peur, avec sa sensation d’existence mentale sans consistance corporelle : que l’Autre ne me voit pas, fait surgir l’angoisse, signe manifeste de son inexistence que révèle alors l’objet regard. Pour calmer ça, je cherchais désespérément un trait de lumière, un être tout droit de lumière, dont je pouvais halluciner quand je ne le trouvais pas dans une Sainte vierge phosphorescente, que ma mère ne tolérait que par la vocation religieuse qu’elle me prêtait.

Échapper au regard donc, par la tactique du déchoix, avec en prime, l’obtention d’une satisfaction triste. Ainsi soumettais-je, par la contrainte, et à mon insu, ma vie, notamment amoureuse, ma cure et celles que je dirigeais, au jeu freudien du fort da. La succession des séances était mise au service d’une expérience de séparation, sans cesse renouvelée: présence- absence, tumescence-détumescence ! Dans ma cure, sous le silence têtu de mon psychanalyste, je n’associais que pour ne pas être mis à la porte, pour ne pas qu’il me laisse tomber ! À l’inconscient, je n’y croyais pas trop, je ne m’y intéressais qu’à moitié, je m’en méfiais même. Sur fond de belle image, celle probablement de la girl-phallus, il fallait, coûte que coûte, maintenir la possibilité de l’absence dans la présence, du déchoix dans le choix… et retour !

L’après-novembre n’a pas vu que la mise à jour de cette dialectique-là dont le work in progress avait déjà depuis deux ans produit des effets de détachement : inhibitions et crise d’orientation ont largement fondu, ouvrant la voie à une pratique plus libre d’user des ressources de la parole et du langage en fonction de ce qui se repère chez le patient et non plus en fonction de ma prise dans celui-ci.

Autre chose est advenu. Deux acting out, commis dans la semaine qui a suivi les journées de Novembre, ont entamé le fondement plutôt surmoïque, de contrainte, de mon désir d’analyste. Le lendemain des journées, donc, je suis allé faire une supervision dans une équipe de soignants où je n’étais pas attendu. Et, par conséquent, je n’étais pas dans celle où il fallait que je sois. Le sérieux n’étant que ce qui fait série, soit ce qui se répète, j’ai reproduit ça le vendredi : au lieu d’assurer une journée de formation dans une équipe de soignants, je me retrouvais étudiant à la section clinique de Bordeaux !

Dans ces deux formations de l’inconscient se condensent deux tendances apparemment opposées. D’une certaine manière, elles confirment le caractère vieux routier du déchoix, avec sa prime de satisfaction triste : ne pas être là où s’est porté le choix de l’Autre, pourtant si attendu ; autrement dit céder sur son désir. Mais, d’une autre façon, un nouveau venu fait son apparition : le désir fait la nique au surmoi. Enfin, pourrais-je dire ! Mais encore en contrebande. Cependant, je me retrouve bien là où ça désire être présent, et non plus là où il fallait être. Le désir monte sur scène, à la place du surmoi qui en pâtit, qui en pâlit !

Là, il n’est plus question de se contraindre à faire l’alinot de l’Autre, pour le mettre en valeur, le satisfaire, le compléter.

C’est, je crois, le même mouvement qui apparaît dans ma pratique, au sein même des séances. Le désir détrône le surmoi. Le désir malgré le surmoi ! Le pour tous laisse sa place de plus en plus au propre à chacun, au pas pareil. Ça allège et ça creuse l’appétit de contrôle ! Ainsi, dans ma décision de recevoir des patients, il y a quinze ans, s’activait, dans les dessous du diplôme acquis, un effet de surmoi équivalent à celui qui m’amena sur le divan. « Si tu ne le fais pas, tu vas rater ta vie, te faire dépasser, larguer ! ». Ne pas faire quoi au juste ? Recevoir des patients certes, mais aussi bien : se marier, faire l’amour, des études…

Là où régnait le surmoi, advient le choix. Alors, la cure une sorte de transformateur, de réponse à un laisser tomber qui menace encore de se chérir tristement en moi ? …En tout cas, c’est le « point du jour » d’une nouvelle présence à l’École, plus participatrice, moins consommatrice, au-delà de l’âpreté des « choix ».

____________________________

« Quelle joie trouvons-nous dans ce qui fait notre travail ? »

Josette Amirault-Grospas

Depuis toujours, la responsabilité fut pour moi liée à la vie même. Au cours de l’une de mes dernières séances d’analyse, j’énonçai la petite phrase suivante : « La créativité, face joyeuse de la responsabilité », et je réalisai alors que la créativité m’avait – depuis que je devins joyeusement indisciplinée – permis de supporter la lourdeur de cet impératif. Je pouvais dorénavant la détacher de l’indiscipline et de la face contrainte de la responsabilité. Cette « face joyeuse » éveilla en moi le désir d’interroger la joie. Je décidai d’orienter cette question du côté de la philosophie et de la psychanalyse. Je contactai d’abord François Regnault dont j’avais, pendant plusieurs années, suivi les cours à la Section clinique de Paris. Nous nous rencontrâmes, et l’échange que nous eûmes alors nous donna, comme il le formula à la fin de notre entretien, « un peu de joie ». Nous décidâmes de nous revoir. Je cherchai aussi dans les travaux de Lacan s’il avait un jour évoqué la joie. Je le trouvai dans son Allocution sur les psychoses de l’enfant. En la relisant, il me sembla que la créativité pouvait être une réponse à la question qu’il y posait et je décidai de l’aborder dans ce sens. Ce commentaire est donc issu de ce moment particulier entre la fin de l’analyse et la passe.

« Nous sommes tous des malheureux aux prises avec un réel dont la puissance les déborde et les entraîne », disait Jacques-Alain Miller, à Paris, en 1997[1]. C’est un fait. En 1929, dans Malaise dans la civilisation, Freud démontrait qu’à cela, il n’y a aucune solution universelle. Trente-cinq ans plus tard, Lacan fonde son École sur des bases qui lui permettent de lutter contre ce malaise, en particulier dans le champ de la psychanalyse[2]. Il y aurait donc, malgré tout, quelques raisons d’être joyeux pour un psychanalyste, c’est ce que je voudrais soutenir en tentant de répondre à cette question que pose Lacan le 22 octobre 1967, dans son « Allocution sur les psychoses de l’enfant » [3].

Au centre de l’éthique : la jouissance

Avant de questionner ainsi son auditoire, Lacan fustige ce qui domine la psychiatrie et la psychanalyse à cette époque, lui opposant clairement les perspectives ouvertes par Freud. Pour lui, la question fondamentale à laquelle nous serons de plus en plus confrontés, n’est pas celle de la liberté – qui occupe ses contemporains de l’antipsychiatrie ou de l’organo dynamisme – mais celle portée par l’avènement du sujet de la science, celle que le processus croissant de la mondialisation ne fait que rendre plus menaçante, celle qu’amplifie la montée des impérialismes et de la globalisation : la ségrégation. Pour répondre à ce nouveau fléau, « Freud – nous dit-il – s’est senti devoir réintroduire notre mesure dans l’éthique, par la jouissance ». Dans le même mouvement, il rappelle aux psychanalystes qu’une éthique est au centre de leur pratique. La référence à partir de laquelle nous devrons, dorénavant, si l’on suit Freud et Lacan, affronter le problème de la ségrégation sous toutes ses formes, est la jouissance.

« Ailleurs qu’en son École on ne se soucie que de ce que la psychanalyse soit conforme », dit Lacan dans la « Proposition du 9 octobre 67 sur le psychanalyste de l’école »[4]. Il y dénonce le lien entre la stagnation et les déviations manifestes à l’IPA, et la sélection des psychanalystes basée sur la hiérarchie- procédé qui encourage le narcissisme et la compétition. À l’inverse, Lacan articule la psychanalyse didactique à l’analyse personnelle et la cure analytique peut ouvrir sur l’acte du passage du psychanalysant au psychanalyste, ceci se vérifiant dans la passe, procédure qu’il situe au centre de la politique de son École.

« L’analyste ne s’autorise que de lui-même ». « De lui-même », bien sûr, puisqu’il n’y a d’analyste qu’à ce que le désir lui vienne, précise Lacan dans la « Note italienne ». Ce désir est lié au passage de l’analysant à l’analyste, bascule de la cure qui voit, dans le même mouvement, la chute du sujet supposé savoir et la destitution subjective de l’analysant, ce dernier pouvant à son tour se faire semblant d’objet cause du désir pour d’autres. De cela, il doit porter la marque, « à ses congénères de savoir la trouver »[5]. Quelques autres donc, doivent reconnaître la marque de ce désir singulier. Un témoignage de passe n’est pas une soutenance de thèse. Déjà en 1955, encore membre de la SPP[6], mais se révélant déjà par sa pratique non-conforme de la cure, Lacan, dans « Variantes de la cure type », situe l’éthique au centre de l’analyse : « une rigueur éthique hors de laquelle toute cure, même fourrée de connaissances psychanalytiques, ne saurait être que psychothérapie ». « Qu’il n’y ait que de l’analyse » affirme-t-il dans la « Note italienne ».

Lorsque, dans son « Allocution », Lacan souligne que la jouissance est la loi pour les psychanalystes, il utilise un terme fort. La loi est un terme fort. En le choisissant, il met en exergue l’importance fondamentale qu’il donne à cette orientation. La passe vient donc vérifier une formation mettant en son centre l’analyse et, au centre de l’analyse, la jouissance.

La joie que nous trouvons dans ce qui fait notre travail

Rien de plus unique que la jouissance, rien de plus singulier que chaque cure. Dans sa « Proposition du 9 octobre », Lacan rappelle « l’insistance que met Freud à nous recommander d’aborder chaque cas nouveau comme si nous n’avions rien acquis de ses premiers déchiffrements ». D’ailleurs, ce qui est attendu de la séance, n’est-ce pas la surprise ? La surprise lovée dans le dire, Lacan en parle joliment dans son intervention à l’Institut Français de Milan.[7] Il dit : « Que nous soyons joués par le dire, le rire éclate du chemin épargné, nous dit Freud, à avoir poussé la porte au-delà de laquelle il n’y a plus rien à trouver. » L’analyste qui le suit ne se pose pas en maître mais en semblant d’objet cause du désir, il s’oriente sur la jouissance, son intérêt se porte sur la « différence absolue »[8]. Et un sinthome peut en éclore…

Il n’y a pas pire ennui que l’uniformité et la standardisation, pire source d’épuisement que de vouloir et rechercher le bien de l’autre, pire aveuglement que le narcissisme. Plus celui qui en est sujet en souffre la tyrannie, plus son esprit se ferme et sa pensée en subit les dommages. A l’opposé, viser ce qui est singulier, une « absolue altérité »[9], pour le passant la réduction maximale lorsque après l’acte la passe se profile, tout ceci est créativité et source de joie. Bergson lie la joie à l’acte de création, la joie qui « indique la direction dans laquelle la vie est lancée », la joie qui montre « qu’elle a gagné du terrain », « qu’elle a remporté une victoire ». Il insiste encore : « Partout où il y a joie il y a création.»[10]

La joie, affect de fin d’analyse

Le désêtre est de l’analyste qui supporte la fonction du (a). Certains crurent qu’il affectait le psychanalysant. Lacan s’en étonne et le précise dans son « Discours à l’École Freudienne de Paris »[11]. La destitution subjective ne fait pas désêtre mais « être plutôt, singulièrement et fort ».

Pour celui qui parvient en fin d’analyse, pas d’enthousiasme, il ne serait que feu de paille le laissant retomber dans des passions tristes – ce serait une fausse fin – pas de dépression non plus ni d’infatuation quelconque. Ce que l’analysant a appris et traversé, ce dont il s’est délesté et ce qu’il a obtenu, le sépare de tout cela. Il ressort de l’expérience plus humble et plus joyeux. Il ne s’agit pas d’une joie exaltée, ce n’est pas non plus une joie insouciante. Elle provient du remaniement de la jouissance qui auparavant s’exerçait comme contrainte, comme demand[12], comme poids. L’analysant s’est séparé de cette injonction délétère. Du trop, surgit un sinthome – parce qu’il le reconnut et y consentit – une trouvaille singulière, elle-même source de créativité.

La chute du Sujet supposé savoir est aussi un allègement pour celui qui mène son analyse à son terme. Elle fait partie, avec celle des identifications, de la position d’objet dans le fantasme, avec la trouvaille du sinthome, de ce qui lui donne, entre impossible et contingence, ce plus de liberté par rapport à ce qui, avant, l’accablait. S’il est maintenant responsable, ce n’est plus dans la contrainte d’une demand, mais dans l’assomption de son désir.

La joie de pouvoir partager un savoir qui ne peut s’échanger[13]

Lacan, dans l’« Allocution sur les psychoses de l’enfant », dit qu’il est plutôt quelqu’un de gai. Ce qui le rend triste est qu’il y ait de moins en moins de personnes à qui il puisse dire les raisons de sa gaieté, lorsqu’il en a. Un mois plus tard, dans le « Discours à L’École freudienne de Paris »,[14] il regrette d’avoir « si peu de monde à qui communiquer les joies qui lui arrivent. »

Pour le psychanalyste d’aujourd’hui les circonstances sont différentes et, si son transfert de travail est à l’œuvre, l’Ecole de la passe lui offre de nombreuses occasions de partager sa joie, lorsqu’il en a. Ceci est d’autant plus important que l’intenable de sa position ne lui permet pas d’être isolé sans risque d’en être éjecté, sans risque aussi, dans le même mouvement, d’être accablé d’affects tristes.

De la Proposition du 9 octobre 1967 à nos jours

La tristesse n’est donc pas de mise. C’est à celle dont parle Dante dans la Divine comédie que Lacan se réfère : l’accidia[15]. Du côté de l’enfer c’est la complaisance dans la tristesse, ce que Lacan appelle « la lâcheté morale », de l’autre, dans le purgatoire, c’est plutôt la négligence à l’égard des tâches qui devraient être faites, l’indifférence, la mélancolie, le jugement critique, la dépression, et la paresse dont François Regnault nous dit qu’il ne faut pas minimiser l’importance et nous rappelle qu’Antoine Vitez la considérait comme le plus grand de tous les péchés. À cela Lacan oppose la jouissance du déchiffrage, le bien dire, le gay sçavoir,

La tristesse n’est pas de mise et Lacan interroge comment les psychanalystes peuvent y échapper malgré les formes que prend à notre époque le malaise dans la civilisation. Il y répond avec Freud, en rappelant que la jouissance est au centre de l’éthique de la psychanalyse. Ainsi, nous ne tomberons pas dans le piège des pouvoirs contemporains, les pouvoirs que Dante accuse de vouloir nous affecter de passions tristes, de nous tenir en nous déprimant, de diminuer ainsi notre puissance d’agir. Ne soyons donc accidiosi sous aucune forme.

La tristesse n’est pas de mise. Il y a près de quarante quatre ans, le 22 octobre 1967, la « Proposition »[16] de Lacan est à peine en marche. C’est un formidable projet de rénovation qui entraîne de violentes controverses, des critiques acerbes, des abandons. S’adressant aux analystes, il dit : « Nous ne sommes pas bien vaillants », « pas bien gais non plus » pour assumer ce qui nous incombe de porter depuis la subversion freudienne : l’être-pour-le-sexe. Et il attribue cela au rapport qu’entretiennent les psychanalystes à la castration : Ils en parlent trop bien pour savoir ce qu’il en est. Mais en ce temps là, la passe n’est qu’en gestation. Ses premiers balbutiements auront lieu, dans une grande confusion, en 1969. Depuis, d’avancées en soubresauts, elle n’a cessé d’enseigner l’École de Lacan. Malgré ses paradoxes, elle s’avère indispensable pour maintenir actuelle, vivante chez les analystes, la mesure que Freud a introduit dans l’éthique : la jouissance. Elle protège au mieux l’institution de la poussée de la bureaucratie et de sa cohorte de passions tristes, elle est susceptible de produire des analystes gais, animés d’une joyeuse créativité qu’ils peuvent mettre en œuvre non seulement dans leur pratique mais dans un lien social différent.


[1] « Conversation de Paris », Pourquoi l’École respire mal, Archives de psychanalyse, oct. 1997.

[2] « Préambule à l’Acte de fondation », 1964, Autres écrits, p. 236..

[3] Lacan J., en conclusion des journées tenues sur ce thème, à la Maison de la chimie, à Paris, les 21 et 22 octobre 1967, Autres écrits, p. 361-370.

[4] Autres écrits, p. 245.

[5] Ibid.

[6] Société Psychanalytique de Paris, fondée en 1926. Lacan la rejoindra en 1934.

[7] Lacan J., « La psychanalyse dans ses rapports avec la réalité », Autres Ecrits, pp.351-358.

[8] Lacan J., Séminaire XI, p. 246.

[9] Miller J.-A., Cours de l’année 2010, inédit « L’intérêt pour cette absolue altérité doit l’emporter sur tous les autres sentiments de commisération, de compréhension et de communauté. »

[10]Bergson H., L’énergie spirituelle, p.23, PUF.

[11] Autres écrits, p. 273.

[12] En anglais dans le cours de J.-A. Miller de 2008-2009 pour signifier l’exigence pulsionnelle à l’œuvre dans la jouissance.

[13] Lacan J., « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité », in Autres écrits, p. 359 : « D’où son association avec ceux qui partagent avec lui ce savoir qu’à ne pas pouvoir l’échanger ».

[14]Autres écrits, p. 265.

[15] François Regnault, Parva clinica, cours imparti dans le contexte des enseignements théoriques de la Section de clinique de Paris-Saint Denis, 2003-2004, inédit.

[16] « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits,  pp.243-259.

_________________________

Traversée de frontières

Susanne Hommel

Le XXIème siècle est la suite du XXème siècle, il est sorti du XXème siècle. Je viens donc du siècle dernier. Autant que de l’homme et de la femme dont je suis l’enfant, la fille. Une fille pour Adolf Hitler, une fille née en 1938, à un moment apocalyptique de l’histoire. Une génération est la suite des générations précédentes. Nous pouvons nous débarrasser de bien de guenilles, mais le noyau est à déchiffrer, pour dénuder ce que nous pouvons peut-être appeler le sinthome. Je suis aussi  fille d’une mère qui a été décorée du Mutterkreuz, la croix de la maternité, une mère toute, totale, et célébrée en tant que telle. Une femme ne peut être LA femme qu’en tant que mère, dit Lacan.

Après-coup je dis que je suis devenue psychanalyste pour sauver la langue, la division par l’équivoque, pas nécessairement la langue allemande, mais pour qu’il y ait au moins une langue qui ne bouche pas tout. J’ai grandi dans un pays dans lequel la finesse de la langue était systématiquement abolie. La subtilité  des éléments latins, grecs, tout ce qui venait du yiddish était couvert par une langue univoque, germanique qui devait être facile à comprendre. Les nazis voulaient extirper de la langue allemande tous les mots « étrangers » et imposer ceux de racine germanique. « Jérusalem, Rome, Athènes ne concernent pas l’âme allemande » était un slogan de l’époque. L’âme allemande – die deutsche Seele. J’ai entendu tout cela, surtout ça, il fallait que tout se comprenne sans trop d’effort. Surtout pas de manque, pas de trou. Le manque me manque, disait Lacan à Strasbourg en 1974, et c’est l’angoisse.

Depuis plus de cinquante ans, je me demande encore et encore pourquoi j’ai quitté l’Allemagne, et pourquoi je suis venue en France. J’avais trouvé des raisons un peu trop grandioses. On m’a parlé de courage. Ma construction après-coup est tout autre. Née en 1938 j’ai interprété la guerre comme une punition. Le soir de la destruction de Dresde j’étais à Dresde, j’ai échappé à la mort.

Je voulais, j’ai dû partir de ce pays parce que je ne supportais pas le passé nazi. C’est juste, mais quel trait nazi se trouvait dans cette Allemagne en 1957.

Il y a eu de nombreuses traversées de frontières géographiques. Le soir de la destruction de Dresde j’étais à Dresde. Un train a transporté ma mère avec ses quatre enfants à Nuremberg. Cette séparation brutale était pour moi une punition juste de ce que les Allemands avaient fait. Dans ce train – à sept ans – une indomptable curiosité est née. D’où venaient tous ces gens, où allaient-ils ? Ce questionnement ne m’a jamais quittée. Cette soif, cette avidité de savoir, cette Wissbegierde, comme dit Freud dans «Trois essais sur la sexualité », est überall. Ce mot de ÜBER est crucial. Der Übermensch – le surhomme -, Deutschland Deutschland über alles, le chant germanique, das Deutschlandlied. L’hymne national allemand de nos jours ne contient plus cette première strophe. Ce sont des mots que j’ai entendus avant de les comprendre. Über en allemand est équivalent à l’hybris grec. Dionysos, l’enthousiasme, l’exagération, le débordement. Ma lalangue était fabriqué de ces phonèmes-là. Dans la langue allemande, il y avait les concepts de la psychanalyse inventée par Freud. Le plus inacceptable, le plus horrible  pour un esprit germanique est sans doute le concept de Trieb, the drive, la dérive serait plus juste que la pulsion. C’est bien de dérive qu’il s’agissait dans le nazisme. Le Trieb entame la maîtrise de l’homme, ravale le surhomme à l’animalité « La psychanalyse – selon l’idéologie nazie et nettoyée des mots de Freud – s’efforce de transformer des faiblards incapables en hommes efficaces, des inhibés quant aux instincts en hommes sûrs quant aux instincts, des fantaisistes étrangers à la vie en hommes qui peuvent regarder les réalités en face, des hommes livrés à leurs impulsions en hommes capables de maîtriser  leurs pulsions, des hommes incapables d’aimer et égoïstes en hommes capables d’aimer et de se sacrifier, des hommes n’ayant aucun intérêt pour la communauté en serviteurs de la communauté. Elle accomplit ainsi un éminent travail d’éducation ». Ce discours-là, il fallait bien le fuir, devenir psychanalyste avec Freud, et plus tard avec Lacan.

Mes oreilles d’enfant ont entendu les hurlements, les cris, les vociférations des nazis, de Hitler à la radio. J’ai entendu les discours sur le Übermensch, sur le Untermensch. Je faisais donc partie de la race pure, j’étais engluée dans ce discours.

La première frontière que j’ai traversée était la frontière entre la partie de l’Allemagne qui allait devenir l’Allemagne de l’Est et la partie qui allait devenir l’Allemagne de l’Ouest, sans possibilité de retour jusqu’en 1989. C’était le 13 février 1945. Pendant de nombreuses années à l’école dans l’Allemagne d’après-guerre l’histoire récente était tabou. « Wir haben von nichts gewusst », « Nous n’en avons rien su », était répété sans cesse, par les parents et par les professeurs. Nous étions tenaillés par la faim, le froid, la misère. Nous étions bordés par le mensonge.

Une autre frontière que j’ai traversée est celle entre l’Allemagne et la France, le 2 juin 1957. Finalement ce que je viens d’écrire me fait comprendre que je ne pouvais guère faire autrement que de quitter ce bain de langue de mensonge, de cris, d’injures, d’insultes – trouver une langue qui s’est au moins divisée, comme le dit Jean-Claude Milner dans « L’arrogance du présent ». Je le cite :  « Comparée à la langue allemande ou à la langue italienne, la langue française est la seule à ne pas avoir été entièrement mise au service des fascismes ». J’avais complètement refusé la langue allemande, pendant des décennies – sauf celle de Freud, celle de la psychanalyse. J’errais entre deux langues, la langue de Freud était un îlot à Paris. Comment ne pas commencer une analyse dans ce basculement ? Je ne savais pas que Lacan existait, j’avais lu Freud dès 12 ans, à la recherche d’une parole vivante. Donc je m’adressais à l’Institut et débutais une psychanalyse. L’éclair, la sidération que j’attendais n’eut pas lieu – jusqu’au jour où, dans une librairie, je suis tombée sur les « Ecrits » de Lacan.

Instant de rupture avec tout ce qui précédait. Je lis « La lettre volée », mes yeux se décillent – j’attendais ça depuis 1938, la non-bêtise, des mots qui déchirent la connaissance, un savoir fermé. La semaine suivante j’étais dans son séminaire, et un peu plus tard en analyse avec Lacan. Une autre frontière traversée, celle de la rue de Lille.

En analyse, je parlais français. Mes amours sont vécus en français, je n’ai jamais pu parler allemand avec mes enfants. Mais la langue de Freud ne me quittait plus. J’ai donné des cours d’allemand à l’Ecole Freudienne de Paris. Nous lisions « Drei Abhandlungent zur Sexualtheorie » en allemand. C’est à partir de ce texte que j’ai expliqué la grammaire, la syntaxe sans passer par la langue courante.

La traduction d’une langue dans une autre à l’instar de l’interprétation en analyse est chaque fois une traversée de frontière qui vise la division. Je donne un exemple. J’ai traduit les poèmes de Thomas Bernhard. Le titre d’un poème est « Die Irren ». Le mot du dictionnaire est « les fous ». Je suis devant ce mot qui me fascine, il est énigmatique, à la fois familier et étrange et étranger. Je dois quitter ce mot comme j’ai quitté un pays, je suis ni dans un pays ni  dans l’autre, ni dans une langue ni dans une autre. Je suis dans un no man’s land, un pays de personne, dans ce vide que je peux quitter à condition de trouver un autre signifiant qui représente le sujet auprès du premier. Des mots se bousculent, des images, des sonorités, la matérialité de sons. Die  I r r e n, les égarés. Non – je me laisse traverser par les équivoques de la lalangue, les savoirs accumulés depuis des siècles, comme Lacan définit la lalangue. La sidération arrive, « Les errants » – un moment de jubilation. Le sujet n’est rien d’autre qu’un éclair. Le travail de l’analyse est cela, faire advenir le sujet par cette traversée des frontières. Passer d’une langue à une autre, entendre un signifiant dans une autre langue que celle que l’analysant parle – tout cela fait partie des traversées de frontières. La langue totalitaire a horreur de l’équivoque qui vise la division qui fait advenir le sujet. C’est ainsi que l’intervention de l’analyste brise le sens en intervenant sur lalangue et permet à l’analysant de parler. « Cette langue, dit Lacan dans « Le Sinthome », on la crée. On crée une langue pour autant qu’à tout instant on lui donne un petit coup de pouce. La langue est vivante pour autant qu’à chaque instant on la crée. » C’est pour cela qu’il n’y a que des inconscients particuliers.

Pour une idéologie totalitaire, une langue qui ne serait pas la même pour tous est une horreur. Une langue totalitaire menace de faire retour en France : le comportementalisme, les adaptations, les thérapies qui  oublient le sujet. Ma fuite de l’Allemagne après le national-socialisme est donc toujours d’actualité. Le travail reste le même. On devient psychanalyste, mais il faut le redevenir à chaque séance.

________________________

No regrets

Stella Harrison

Ne regrettons pas avec Michel Onfray si vociférateur à présent contre Freud, « la disparition du sacré » de notre ère, qu’il clamait dans La puissance d’exister.

Larguez les amarres ! On apparole !

« Aviateurs ôtez les cales et le moteur dans le ciel sans balles….♪♫ »…, oui, voici le refrain à la clarté cristalline qu’une écolière fraîchement nattée était supposée chanter, dans la classe de douzième de son école parisienne dans les années cinquante. Cette opération se transforma derechef en un titanesque « Aviateurs, au Telécal ! … », monstre du Lochness brutal, insaisissable, ayant peut-être la mission d’annuler l’ordre ténébreux : « Aviateurs, ôtez les cales… ! » En tout cas ces mots s’imposaient à notre enfant en pulvérisant le sens, tous azimuts, comme feux de mille artifices, jaillissements de fusillades, de pétards sur une place de bal de 14 juillet, criés qu’ils étaient jusqu’à l’épuisement de toute tentative de compréhension.

Après la guerre… lalangue

Le censeur de l’École au bleu regard d’acier dont le nom germanique claquait sur les lèvres comme les souliers dociles, lors de son entrée dans les classes, la directrice du petit collège, au chignon osé, car dressé comme une pièce montée, plongeaient-ils notre élève dans la rêverie d’une guerre en mal de cicatrisation ?

Guerre lasse ou guerre des boutons, mais guerre évoquée peut-être le soir, l’oreille chaudement blottie sur les genoux d’une grand-mère, mais guerre sans doute assez présente chez l’Autre pour qu’elle en vienne irrésistiblement à entonner son « Allons enfants de la patrIINE, le jour de gloire est arrivé… », en alanguissant l’inquiétante consonance de la « patrie » pour l’enfariner dans sa sauce à elle. Douces alliances signifiantes, doux mariages du texte avec la musique au vert paradis des comptines enfantines. C’est avec fierté qu’un jour, elle put répondre affirmativement à cette question folle, incompréhensible et renversante : « Avez-vous vos règles ? » , énigme du sphinx lancé par le médecin scolaire. Des règles ? Lorsque Jacques-Alain Miller évoquait la voix « rien du parler », « l’antinomie oreille et voix », « résidu de la soustraction de la signification au signifiant », ne nous tirait-il pas hors du programme de l’un de nos ministres de l’Éducation nationale qui prêchait pour une « véritable révolution culturelle » et avait pour objectif un enseignement « des relations entre les lettres et les sons dès les premiers jours du CP » ?

Boum ! La psychanalyse.

Lorsqu’elle a 17 ans et, soudain, une puce à l’oreille car son professeur de philo déclame : « je suis là où je ne pense pas, je pense là où je ne suis pas », d’un certain Lacan Jacques, lorsque, alors, son stylo lui en tombe des mains… n’en entreprendra-t-elle pas une analyse quelques mois plus tard, un dire, sacré, ayant ici fait effraction dans son univers ?

Je ne pleurerai pas avec Michel Onfray, notre « esthétique cynique » ou notre « exhibitionnisme hystérique ». Visons, autrement, le point d’inconsistance de l’Autre, ça sert à ça une analyse.

_________________________

L’empannage

Daphné Raynaud

J’avais écrit une lettre à Jacques Alain Miller lors des Journées du Palais des Congrès, pour lui témoigner de mon approche avec la psychanalyse dès mon enfance, et du fait que pour moi, être analyste, était aussi être analyste malgré moi. Il avait publié mon message dans le Journal des Journées.

Ce soir, à minuit, marquera la fermeture de l’envoi des textes pour les Journées de Rennes. J’ai décidé à l’instant d’y participer par l’intermédiaire du blog des Journées, en y apportant, à ma manière, mon témoignage de l’analyse.

J’avais su très tôt faire partie de la famille des psychanalystes en entendant, vers l’âge de huit ans, Françoise Dolto parler à la radio. C’était évident, ça l’est resté. La psychanalyse était en moi comme l’art est à l’artiste. On n’apprend pas à devenir artiste.

Mais à un moment de ma vie, la psychanalyse ne suffisait plus comme accompagnement, il a fallu y passer. Ce moment fut violent. Je travaillais et vivais sur un voilier. J’étais marin. Nous venions de terminer une traversée de l’Atlantique qui dura dix-sept jours. Durant dix-sept jours, je fus déconnectée de la terre. Nous étions arrivés aux Antilles. Nous étions deux à bord, le skipper et moi-même.

Le vent soufflait fort, nous naviguions vers les îles Sainte Anne lorsque je pris mon quart. Je fus étonnée que le pilote automatique soit mis en marche malgré la forte mer. Mais ma plus grande surprise, et horreur, fut lorsque je découvris la disparition du skipper. Il n’était plus à bord.

La nuit sombre, seule sur le pont, face à des îles qui se rapprochaient dangereusement.

Moi, Daphné, seule à bord, avec une idée en tête : tenter de rechercher le skipper – les chances de le retrouver vivant étant mince, puisqu’il ne savait pas nager. Mais je ne pouvais pas, ne pas essayer.

Ma décision immédiate fut de préparer l’empannage. « Empannage ? Qu’est-ce donc cela ? », m’avait demandé mon analyste… Empannage. Anne. Iles Sainte Anne. Danger. Anne était ma sœur, prise par des bouffées délirantes chroniques. Ma sœur dont on disait souvent : « Vous vous ressemblez comme des jumelles, sauf qu’elle est plus féminine… », Anne la femme folle. L’empannage c’est éviter la folie par une manœuvre délicate et technique. C’est virer de bord de la façon la plus rapide et dangereuse.

Le pilote arrêté, j’avais le bateau en main, la manivelle de winch que je commençais à mouliner pour ramener ma grand voile… et là… j’entend rire.

Un rire moqueur qui n’en finissait pas de s’étendre. Sortant de sa cachette, le skipper n’en pouvait plus de sa farce. Je me sentais trahie. En moi, tout s’est arrêté de vivre. Ma parole s’est tue. Mon regard ne pouvait plus se poser. Ma pensée n’ayant qu’un objectif, sortir de ce bateau, et rentrer en métropole pour y rencontrer un analyste. C’était le moment. Une question de vie ou de mort.

Je me souviens avoir laissé à bord toutes mes affaires, avoir fait une photo de moi avant de prendre l’avion, comme pour emporter cette image ravagée. L’inscrire.

Le skipper, peu de temps après mon départ, a disparu en mer, on n’a jamais retrouvé son corps.

Entrée en analyse. Je me présentai à mon analyste en tant que sœur d’Anne. Ma sœur ayant été suivie suite à des bouffées délirantes, c’est l’analyste de ma sœur que je recherchais, celle qui avait sauvé Anne. Je refusais toute proposition de reprendre la mer. Et je m’engageais dans cette longue et difficile traversée qu’est l’analyse.

À travers ce voyage, je découvris la jouissance du désir de mon père en me mettant depuis ma naissance à une place de garçon. Ce désir étant vécu par moi comme la plus grande trahison qu’un père puisse faire à sa fille : ne pas la reconnaître fille. À chaque tentative de ma part de lui montrer ma féminité, il répondait par un rire moqueur.

J’ai passé une partie de ma vie à me trahir pour son plaisir, à naviguer entre mon désir de vivre ce que j’étais, une fille, et celui de répondre à son désir : être un garçon. Être un garçon était une demande folle, une place impossible. J’étais, dans la famille, celle qui le mettait hors de lui. Ma féminité gagnant toujours du terrain, je m’éloignai très jeune de ma famille afin d’y sauver ce qui pouvait l’être encore. Instinct de survie.

C’est donc à bord de ce bateau, que ce retour du refoulé vint me porter coup.

Renoncer à cette jouissance du désir de mon père a porté ses fruits, j’ai pu me réaliser en tant que femme et par la suite mère.

La fin de mon analyse s’est déroulée sur le point d’entrée : la trahison.

Mon analyste avait fait faire pour la salle d’attente, une table façon Yves Klein. Du bleu IKB entre deux couches de plexi, dimension à sa convenance. Cet objet, trônant au milieu de la salle d’attente, m’était insupportable.

J’en fis tout de suite part à mon analyste qui tenta de dédramatiser ma réaction. Cela en était trop pour moi, ce geste était une double trahison : trahison par rapport à la relation importante que je portais à l’art et que je lui avais confié, et une trahison de l’artiste disparu. « Trahison », avait elle dit. Ce mot qui m’a fait rentrer en analyse m’en a fait sortir aussi rapidement ! Entre ces deux temps se sont passées dix-sept années à trois séances par semaine.

_________________________

La naissance de Vénus et le devenir analyste

Cécile Wojnarowski

03 La nascia di venere

Le tableau de la naissance de Vénus peint par Sandro Botticcelli figure en exergue des Journées de Rennes qui s’annoncent, et résonne avec ce que serait la naissance du désir de l’analyste. La question du devenir est prise dans le mouvement du tableau et rejoint l’annonce faite par Jacques-Alain Miller à propos de ces Journées : « Être analyste, ce n’est jamais que travailler à le devenir ».

Ce qui est remarquable dans le tableau de Botticelli, c’est sa construction : chacun des personnages est saisi dans son mouvement. C’est un peu comme si nous assistions à un temps arrêté où sont présents tous les autres moments de ce qui s’est passé ou va se passer. Le mouvement de l’histoire et le trajet de ses protagonistes se présentent dans l’équilibre des forces. Le léger déséquilibre de Vénus entre dans cette hystorisation. Le tableau oblige notre regard à passer sans cesse de chacune des figures (arrêtées, figées), au mouvement qui les lie, qui les « fait tenir », comme les personnages qui entourent Vénus la font tenir debout et l’inscrivent dans un mouvement, dans une histoire. Elle se voit ainsi poussée par le souffle des nymphes Chloé et Zéphyr. Il s’agit de « saisir dans une image le mouvement de la vie », comme l’indique le critique d’art Aby Warburg.

C’est ainsi que j’entends le devenir analyste, comme la façon dont chacun s’arrange de ce déséquilibre, non pas dans l’attente d’un équilibre ou d’une harmonie à venir, attente qui confine à l’impuissance, au cortège de sa plainte et de son adresse. Ce déséquilibre est clocherie du corps vivant, affecté par la parole et la langue, comme point de réel et d’impossible, mais qui ouvre ainsi à la contingence et à la possibilité d’un style inédit. Celui-ci suppose un consentement à l’incurable, consentement qui ne donne pas de l’être, et qui sera à réitérer. C’est cette part qui déplace le permis d’espérer de la cure vers ce qui peut s’adresser à l’école, avec plus ou moins de bon-heurt.

Vénus est accueillie sur la rive par la grâce Flora, l’une des trois Heures, figurant ainsi son entrée dans le temps. Vénus est d’une beauté irréelle, les proportions de son cou, la chute de ses épaules, ainsi que l’étrange façon dont le bras est relié au reste du corps font signe des libertés que l’artiste a pu prendre avec la nature. Elle n’en symbolise pas moins la beauté, comme irréelle. Serait-elle alors La femme, qui n’existe pas ?

Et puisque Jacques-Alain Miller fait cette proposition que l’analyste au XXIème siècle soit une femme, on peut concevoir que ce tableau en soit l’évocation, mais pas le signe, car il n’y a pas d’image de l’analyste. Il y a seulement des actes, qui se déduisent dans l’après-coup. C’est ce que les prochaines Journées de l’école nous permettront de vérifier, dans l’enthousiasme des témoignages au un par un, souhaitons le.

_______________________

Vers les Journées de Rennes

RENNES 2010 : COMMENT NAÎT LE DÉSIR DE L’ANALYSTE

par Marie-Odile Nicolas

J’avais envoyé un billet dans le Journal des Journées n° 19, évoquant le désir, dès les premières heures, de témoigner aux Journées de l’École à Paris, avec l’effet de dévoilement dans la cure d’un se mettre au travail pourl’Autre, qui m’avait fait suspendre ce moment au bénéfice de la cure. Le temps est venu de tenter de mettre en écriture ce qui part d’un vouloir être, névrotique, pour rencontrer la question du désir de l’analyste.

J’étais venue à l’analyse avec un symptôme, pour m’en débarrasser, aucunement avec l’idée d’en faire ultérieurement mon activité professionnelle. Après huit années, un désir fort surgit un jour : je veux être analyste. C’était au siècle dernier. Je n’avais pas repéré, à ce moment là, la répétition de mon mode de réglage à l’Autre qui enkystait la jouissance sous le syntagme « éternelle apprentie ». C’était un désir soutenu par le fantasme.

L’analyse dévoila progressivement la fonction de cette identification qui m’assurait d’avoir toujours l’Autre sous la main. Dans la vie, cela perdit de son attrait sauf dans le champ du savoir où je n’avais de cesse d’être en formation, mais sans risquer jamais de perdre ma place car je ne faisais que des formations non qualifiantes dans mon champ professionnel.

Apprenti analyste, tel était le nouvel arrangement inconscient du sujet avec le réel du non-rapport. À la place du trou, un Autre hors sexe qui ne me lâcherait jamais puisque la formation est sans fin. Être le petit phallus de l’Autre, voilà qui se condensait dans ma pratique professionnelle. Dans les premiers temps de cette pratique, le contrôle et l’analyse permirent d’y repérer une jouissance opaque. Le « vous allongez déjà ! » qui clôtura une séance où je parlais de mon embarras avec une patiente, la mit à nue.

De retour sur le divan, face à mon tribunal de l’Autre, ce n’était pas tant la culpabilité que la honte au regard de la jouissance qu’il ne faut pas, qui était présente. Je n’étais pas ignorante pourtant de ce leurre identificatoire, l’analyse avait déjà creusé son sillon. Non dupe sans doute, mais prise dans les rets. Cet acte de l’analyste marqua une rupture, radicale, au regard d’une identification à l’analyste, impasse œdipienne. Cela surgit pour moi, sous la forme d’une impossibilité structurale : « il n’y a pas d’image de l’analyste ».

Bien après, quand le fantasme eut perdu de sa brillance, quand il fut devenu ritournelle vide qui ne protégeait plus le sommeil, surgit l’angoisse. Les objets vinrent occuper le trou, semblants de réel. L’aperçu du vide, de l’impossible à représenter, donna la valeur de construction du montage pulsionnel qui passe par l’Autre, irréductible arrangement avec le vivant, clocherie singulière.

Il n’y a pas d’être de l’analyste. C’est une place, une fonction, un signifiant sous lequel on se range à l’occasion. Mais d’être ? Rien à l’horizon. Lors des Journées de novembre 2009, les témoignages nous ont bien fait entendre qu’« être psychanalyste, ce n’est jamais que travailler à le devenir »[1].

S’il n’y a pas d’être de l’analyste, il y a un désir. Mais quid de ce désir ? Ce n’est pas un Wunsch du moi, il ne vise aucun bien. Ce n’est pas un désir du sujet, ça le traverse. Alors ? À ce point, je suis ramenée à ce par quoi j’ai introduit cet écrit. Il faut refaire un tour par le lien à l’École, qui, tant qu’il était désir de l’Autre, ne faisait pas question. Faire demande d’entrer à l’École était une visée, avec son poids d’idéal. Mais dans ce temps de l’écriture au Journal des Journées, quand le sujet s’est trouvé déshabité de ce dont il se vouait à incarner le manque, il s’en est trouvé embarrassé, empêché : demander, ne pas demander. Au-delà des rationalisations, toutes plus vraies les unes que les autres qui maintenaient l’indécidable, il a fallu que ça tranche, du côté de l’être : pas être le phallus attendu, mais s’avancer avec sa castration, c’est-à-dire son désir.

La psychanalyse comme cause, c’est l’effet d’une cure et l’objet qui coopte les membres épars de l’École. Le désir de l’analyste ne peut être que le produit de la cure, l’effet du consentement de l’analysant à l’impossible et au mode d’arrangement du parlêtre qu’il est avec sa jouissance. Un nouveau rapport avec la jouissance qui porte à conséquences.

Pratique analytique et désir de l’analyste ne sont pas toujours syntones…

[1] Miller J.-A., Présentation du thème des Journées de l’ECF 2009, Lettre Mensuelle, n° 279, juin 2009, p. 2-7.

._,___

_______________________

Marie-Claude Chauviré Brosseau

Intension-extension : associons nos talents

Entre les Journées d’automne et celles de Rennes, Jacques-Alain Miller a proposé un déplacement sensible dans les titres : de « Comment on devient psychanalyste au XXIe siècle ? » à « Au début du XXIème siècle comment naît le désir de l’analyste ? »

Comment dire de manière actualisée, ce qui s’est passé pour moi avec l’élaboration de mon texte pour les Journées de novembre ? Aujourd’hui je le résumerai ainsi. Après le pari que j’ai fait pour l’analyse, afin de mettre de côté une jouissance mortifère et terminer mes études de médecine et de psychiatrie, s’est imposé pour moi le pari à faire sur mon désir de soutenir cette place d’analyste pour d’autres – même si je n’avais pas encore terminé mon analyse. Et dans cette pratique, la question du contrôle est venue très vite participer pour moi du devenir analyste. S’entrecroise là la dimension de l’analyste-analysant s’inscrivant également dans une communauté de travail qui fasse poids dans la cité en tant qu’institution analytique ; la participation active de l’analyste dans cette institution apparaît alors un élément important de ce devenir analyste.

Dans le travail d’écriture du texte pour les Journées d’automne, le côté non figé, non arrêté qu’a permis J.-A. Miller jusqu’au dernier moment, m’a particulièrement étonnée par l’effet d’élaboration que cela a suscité pour moi. Cela m’a paru répondre au processus même du travail analytique, dans un lien là à un travail d’écriture, un travail de passe pour un moment de passe quand l’analyse n’a pas atteint encore ce terme, de la passe, mais qui donne une impulsion dans sa direction.

L’orientation donnée par JAM pour les Journées de Rennes dans le JJ n°78 que Monique Amirault a repris dans le blog, insiste sur l’implication de l’analyste dans la cité à côté de l’analyse et de la visée de la passe*.

Par ailleurs, ce qui me parait assez présent dans cette nouvelle orientation depuis les Journées d’automne pour notre institution analytique, c’est la question de l’ouverture de notre École à ceux qui ont quelque chose à dire sur les différents points d’actualité, que ce soit sur l’École (cf. les dernières Journées sur la passe) ou sur la cité (comme en témoigne le dernier LNA sur l’évaluation en vue du Forum). Il me semble que c’est ce qui subvertit fortement l’École actuellement : il ne s’agit plus seulement de se référer au fait d’être ou non membre mais plutôt à la mobilisation en acte sur un problème d’actualité.

Dans ce sens la réussite du Colloque qui s’est tenu ce samedi 23 janvier à Angers avec Francesca Biagi-Chai sur « Le crime et ses énigmes » et tout ce qui se fait comme cela dans les ACF, traduit bien aussi la détermination du désir d’analystes qui savent mieux y faire avec « la discorde des langages » dans la cité. Souhaitons donc que ces analystes impliqués dans les ACF viennent aux Journées de Rennes apporter leur contribution sur la question de la naissance de leur désir d’analyste. L’intension ne va pas sans l’extension et inversement. Associons nos talents qui vont parfois plus dans un sens en négligeant l’autre

* « Comment un psychanalyste qui ne saurait pas s’orienter dans la société où il vit et travaille, dans les débats qui agitent celle-ci, serait-il apte à prendre en charge les destinées de l’institution analytique ? Rien de plus actuel que la grande idée que Lacan se faisait du psychanalyste en 1953 (c’était avant d’avoir dû en rabattre, vu son expérience des psychanalystes effectifs), et l’injonction qu’il lui adresse (Écrits, p. 321) : “Qu’il connaisse bien la spire où son époque l’entraîne dans l’œuvre continuée de Babel, et qu’il sache sa fonction d’interprète dans la discorde des langages.” On pouvait négliger de l’entendre à l’époque où les pouvoirs publics se souciaient peu de l’activité des psys (Lacan, d’ailleurs, le déplorait). Puisque la psychanalyse est au XXIe siècle une question de société, un problème de civilisation, il y a choix forcé : la passe sans le forum, ce serait l’École devenue secte, la passe devenue semblant. Cela ne veut pas dire : prendre parti. Cela veut dire : témoigner en acte de notre position, comme psychanalystes, non pas seulement dans “la cure”, mais dans “la cité” ». JAM – Journal des Journées n°78.

__________________________________________

Préparation des Journées de l’ECF à Rennes

Angers

Monique Amirault

Les Journées de l’École de la Cause freudienne, en novembre dernier, à Paris, se sont déroulées sur le thème « Comment devient-on analyste au début du XXIe siècle ». Elles ont accueilli 2300 personnes, éveillées, jour après jour, par l’intermédiaire du Journal des Journées édité sans relâche par Jacques-Alain Miller, à partir des nombreuses contributions reçues.

Journées étonnantes, inédites, joyeuses où nous avons entendu plus de deux cents analysants parler simplement de leur analyse, de ce qui a fait mouche pour eux et les a conduits, pour beaucoup, à occuper eux-même cette place si singulière inventée, dans la surprise, par Sigmund Freud.

Et après ? Reste un immense chantier ouvert pour en tirer des conclusions, des orientations, des actions visant à une véritable refondation de ce qui est fondamental pour que vive la psychanalyse, à savoir l’École, la procédure de la passe, l’accueil des jeunes analystes, la manière de prendre place et de s’orienter dans le monde.

Cette phrase de l’écrivain André Brink, qu’il appliquait aux évènements politiques de son pays, l’Afrique du sud, n’est-elle pas pertinente pour tracer le chemin qui, à la suite de Paris, va nous conduire à Rennes ? « Nous avons réussi l’impossible, dit-il, ce qu’il nous reste à accomplir, c’est le possible ».

Dans le numero 78 du Journal des Journées, voici ce qu’écrit Jacques-Alain Miller, sur quoi chacun peut réfléchir pour situer son engagement propre :

« Comment un psychanalyste qui ne saurait pas s’orienter dans la société où il vit et travaille, dans les débats qui agitent celle-ci, serait-il apte à prendre en charge les destinées de l’institution analytique ? Rien de plus actuel que la grande idée que Lacan se faisait du psychanalyste en 1953 (c’était avant d’avoir dû en rabattre, vu son expérience des psychanalystes effectifs), et l’injonction qu’il lui adresse (Écrits, p. 321) : “Qu’il connaisse bien la spire où son époque l’entraîne dans l’œuvre continuée de Babel, et qu’il sache sa fonction d’interprète dans la discorde des langages.” On pouvait négliger de l’entendre à l’époque où les pouvoirs publics se souciaient peu de l’activité des psys (Lacan, d’ailleurs, le déplorait ). Puisque la psychanalyse est au XXIe siècle une question de société, un problème de civilisation, il y a choix forcé : la passe sans le forum, ce serait l’Ecole devenue secte, la passe devenue semblant. Cela ne veut pas dire : prendre parti. Cela veut dire : témoigner en acte de notre position, comme psychanalystes, non pas seulement dans “la cure”, mais dans “la cité” ».

Après la Conférence sur la passe, à Paris, les 17 et 18 janvier et le forum du 7 février à la Mutualité, une première soirée sera consacrée à échanger avec ceux qui étaient à Paris, ainsi qu’avec tous ceux qui n’y étaient pas mais qui désirent en savoir davantage et s’intéressent au sort de la psychanalyse et à la formation de l’analyste en ce début du XXIe siècle.

Cette soirée aura lieu le mardi 26 janvier, à 20h30, à la Bibliothèque anglophone, rue Boisnet. Nous y entamerons une conversation, la plus libre possible, afin que chacun puisse y prendre part à partir de son expérience et de ses questions propres, conformément au titre des Journées de Rennes :

Au début du 21e siècle, comment naît le désir de l’analyste

_________________

Aller à Rennes

Anne Ganivet-Poumellec

@podanne

J’irai à Rennes, bien sûr ! Qui n’ira pas à Rennes ? Nous irons à Rennes en juillet 2010 mais cette sensation est exactement celle d’un mouvement : y aller, décidément, joyeusement, sérieusement.

Les temps d‘ouverture se font d’un bon pas plein d’allant, les temps de fermeture, nécessaires aussi, sont ceux où on s’arc-boute, on ne va pas, on reste.

La vie de l’École pour ses membres comme pour ses nouveaux venus fut marquée de temps forts depuis le début du siècle.

Il y eut la menace sur la psychanalyse et le combat vivifiant qui s’ensuivit, ce combat fut au grand jour et puissamment politique ; vive le désir et ça c’est la politique !

Puis vint l’utilité publique et l’accent mis sur l’efficace de la psychanalyse, appliquée à la thérapeutique. Nous nous sommes découvert des plages de temps et des patiences d’anges pour le dossier administratif, la passe en a souffert.

Elle survécut bien sûr, portée sur le devant de l’enseignement, jamais on n’entendit si fortement que l’enseignant de psychanalyse porte en son sein une parole analysante dont il témoigne jusqu’à la passe y compris.

Nos amis belges ont su préserver un tissu souple à la passe alors que la rudesse française fut de mise. Il faut dire qu’ils n’avaient rien à découvrir du côté de la psychanalyse appliquée à la thérapeutique. La Belgique, véritable terre d’accueil, compense nos manques institutionnels depuis belle lurette. Ça leur faisait moins de plis d’articuler psychanalyse pure et psychanalyse appliquée et la fabrique des AE n’a pas cessé, là.

Mais restait à reconstituer un terreau solide, un accueil attentif, un vivant désir de savoir dans l’Ecole et JAM nous entraîna dans les fabuleuses Journées, que cela ne cesse pas, comme le nom de twitter de Caroline Pauthe-Leduc, nous irons à Rennes 2010 !

_________________

ANALYSANTS ET ANALYSTES FUN AMBULENT DE PARIS À RENNES

Hélène Parvillé

Étymologiquement, funambule vient du latin funis qui veut dire « corde » et de ambulare qui signifie « se promener », ce qui donne littéralement : se promener sur la corde. Pourquoi pas dérouler le fil du funambule proposé à Paris pour se rendre à Rennes ? Une façon parmi d’autres d’appréhender ces prochaines journées.

Philippe Petit est l’auteur d’un ouvrage intitulé « Le traité du funambulisme » (Actes Sud, 1997). « On y retrouve à la fois l’art et la science du funambule, le lyrisme et les exigences techniques du métier et pourtant il ne s’agit ni d’une méthode ni d’un manuel d’instruction », écrit Paul Auster en préface. Ce commentaire ne pourrait-il pas s’appliquer aux interventions des précédentes journées ?

Les Journées furent en effet gaies et dynamiques en ce mois de novembre à Paris. Une fun ambulation, certes, mais aussi sérieuse. Le funambule monté sur scène le dimanche nous a tenus en haleine comme avait pu le faire le travail accompli la veille par nos collègues.

Aujourd’hui est arrivé le temps de préparer des Journées de printemps à Rennes. Si Philippe Petit a marché entre les deux tours de Notre-Dame de Paris, celles du World Trade Center, et a traversé les chutes du Niagara, eh bien nous, nous traversons de Paris à Rennes, chacun à notre façon, suivant notre propre fil.

_________________

Confidence

Cyril Lucas

Le 27 novembre dernier en soirée j’étais au Centre culturel Juliette Drouet à Fougères, on y donnait l’adaptation au théâtre du premier roman de Saphia Azzedine : Confidences à Allah. L’unique personnage de cette pièce est interprété par Alice Belaïdi, jeune comédienne talentueuse particulièrement remarquée au festival d’Avignon 2009. J’ai trouvé la performance d’acteur de cette comédienne tout à fait remarquable : Alice Belaïdi est émouvante, touchante, joyeuse, en un jeu à la fois tragique et comique.

Après la pièce, ceux des spectateurs qui le souhaitaient pouvaient la retrouver pour un temps de discussion, lequel fut malheureusement trop court. Alice Belaïdi est de Marseille et fait partie de la « troisième génération ». Je me disais que j’aurais aimé prolonger ce temps de conversation. Je pensais à la séquence des Journées 38 avec Alain Prost.

Sur le livret de présentation de la saison culturelle fougeraise 2009-2010, nous pouvons lire le texte suivant :

« Le premier roman de Saphia Azzedine est tombé dans les mains du metteur en scène Gérard Gélas, peu après sa sortie en février dernier. Tombé fou amoureux de ce texte, Gérard Gélas a choisi Alice Belaïdi pour incarner Jbara, petite bergère du Maghreb devenue prostituée puis femme d’imam.

Dans un monde qui ne veut pas d’elle, Allah est son seul confident. Jbara lui raconte sa vie, la misère, son père ignorant et brutal qui la considère comme une servante, les hommes qui la traitent en objet, la découverte progressive du pouvoir de la beauté, la prostitution, la prison, le désir d’ailleurs.

« Confidences à Allah » est un témoignage direct, cru, sur l’oppression des femmes. C’est aussi le portrait d’une jeune fille résolue à exister par elle-même et qui ne se soumettra pas. Le roman se déroule dans un pays du Maghreb, mais il ne s’y limite pas. Cette jeune fille pourrait vivre aujourd’hui sur n’importe quel continent, car ce dont il s’agit, c’est d’une prise de parole pour exister. »

Pour les Journées de Rennes, comme nous l’avons déjà lu à plusieurs reprises, il ne s’agit pas de reproduire les Journées 38. Comment innover ? La séquence avec Alain Prost fut marquante, cependant je pense que nous ne devons pas reproduire une séquence analogue, mais inventer autre chose. Après avoir vu cette pièce, je me disais : pourquoi ne pas proposer le samedi soir une pièce de théâtre quelque part à Rennes et inviter tel ou tel acteur, ou le metteur en scène, le dimanche à nos Journées pour un temps de conversation. Sans doute tous les participants n’auront pas nécessairement vu la pièce, mais qu’importe ? Je pense que cela n’altérerait pas l’intérêt que chacun pourrait trouver à ce type de conversation dans la mesure où cet intérêt dépend essentiellement me semble-t-il de la qualité de la rencontre elle-même.

Je trouve personnellement que la pièce et la comédienne que j’évoque ici se prêteraient particulièrement bien à cette proposition. Cette pièce, ou une autre, cette comédienne, ou une autre… Je souhaitais faire part de cette idée sur le blog. Si d’aventure cette proposition retenait l’attention de l’équipe qui prépare les journées de Rennes, alors je suis tout prêt à me rendre disponible et à prendre éventuellement contact avec Gérard Gélas et Alice Belaïdi pour leur adresser cette proposition. Et en plus, ce serait avec une joie non dissimulée.

___________________________________

Mes Journées sur le divan de l’École

Anne Guillam

Mes Journées se sont passées sur le divan de l’École. Je ne peux pas en parler autrement, alors c’est comme ça que j’ai décidé d’en parler. Mes Journées ont commencé en juillet et ne se sont pas encore terminées. J’attends avec impatience le deuxième round : les Journées de Rennes.

Un fil pour divan

Dimanche 8 novembre 2009 matin : le funambule évolue sur son fil perché là-haut dans le ciel du Palais des Congrès. Une voix féminine douce accompagne sa progression. Le funambule s’allonge sur le fil – la voix lui prête : « Ceci est mon divan ! »

J’entends ces autres paroles : « S’il tombe c’est la mort, s’il meurt, c’est la tombe ». Rire dans la salle. C’est drôle et pourtant bien réel. Dans le fauteuil à côté du mien, ma voisine, sensible à ce qui se passe, me fait remarquer qu’une des quatre personnes, harnachée à son baudrier, en fonction d’assurer le funambule, « applaudit » à chacune de ces prouesses. Ceci n’est pas sans fragiliser l’assurance que cette dame est sensée apporter à sa sécurité ! Rires – angoisse. Angoisse démultipliée lorsque le funambule voilera son regard d’un foulard noir.

Spectatrice dans mon fauteuil, regardant celui qui, dans le noir, évolue sur son fil, cette mise en scène m’apparaît comme la métaphore de l’énorme responsabilité de l’analyste dans son acte vis-à-vis de l’analysant. Mais elle me convoque également du côté du divan.

Quelques instants plus tôt : le funambule dans la salle cherche quatre volontaires pour monter sur scène. Je ressens soudainement un désir fort qu’il me choisisse, je suis prête à bondir pour qu’il me remarque. Trac, palpitations, tout y est alors qu’il est totalement improbable qu’il me désigne. Ce désir se trouve, dans l’instant qui suit, recouvert par une énorme honte, un sentiment de ridicule. Une parole ironique de ma voisine fera interprétation « Vas-y, c’est pour ta carrière ! »

Je n’ai pas parlé aux Journées d’automne alors que j’en avais très envie.

Une musique de l’enfance

Samedi matin 7 novembre 2009, arrivée au Palais des Congrès pour retirer mon badge, je suis accueillie par une musique inhabituelle. C’est la musique que j’entendais enfant au cirque, avant la représentation et c’est aussi une énorme coïncidence : « Ah bon, c’est le cirque ici ? »

Retour début septembre 2009

JAM lance son Journal des Journées que je suis jour après jour. Mon analyste a eu cette parole : « Vous faites une intervention aux Journées ? », invitation à écrire, qui vient redoubler avec celle de JAM qui lance ses appels à envoyer des textes, sous la pression pour moi d’un compte à rebours. Je n’avais pas eu besoin, ni de mon analyste, ni de JAM pour commencer à élaborer cette question : parler aux Journées ? Toutefois, leur invitation vient se mêler à mon désir et le décompte des textes envoyés jour après jour par ceux qui sont réactifs à l’appel me stresse. Je suis, plus que jamais, concernée par la question mais un os m’empêche d’écrire.

Un rêve

Cette pression provoque un rêve qui va me soulager : je suis en cartel avec des gens que je ne connais pas. Mon analyste est là en position de plus-un. Elle me regarde et se tait. Je prononce soudainement cette parole unique : « cirque des crabouilles » très fière de cette énonciation. C’est beau, ça sonne bien. Je sais ça : « cirque des crabouilles. » C’est une certitude. Puis la panique m’envahit : pourquoi ai-je dit ça ? Qu’est ce que ça veut dire ? C’est le vide, je suis incapable d’ajouter un mot. J’ai ouvert la bouche pour me faire remarquer et puis je ne peux pas assurer derrière par un quelconque savoir supplémentaire. Tout le monde attend, perplexe. Au réveil : le manque à savoir subsiste, je n’arrive pas à me souvenir ce qu’est le « cirque des crabouilles ». J’ai beau me triturer les neurones, ça ne revient pas et ça m’énerve.

Élucidation

Dans la séance qui suit, je dirai à l’analyste, ma difficulté à écrire pour les Journées : j’ai des réticences à monter sur la scène. Je préfèrerais garder cela pour la passe. Vient l’interprétation saisissante de l’analyste : « si on fait son cirque on s’écrabouille ». Elle me décide à ne pas parler aux Journées d’automne. La dame a entendu ce qui m’échappait : « cirque d’écrabouille ». J’ai sans doute peur en effet de m’écrabouiller.

Des souvenirs reviennent dans la foulée permettant de mieux cerner ma position subjective entre jouissance, savoir, ridicule, et désir des parents : des souvenirs où mes parents me mettaient… sur scène pour que j’y fasse… mon cirque.

Je comprends que parler aux Journées au point où j’en suis, me renvoie à « remonter sur l’escabeau de mon fantasme ». Sur l’escabeau, je rencontre l’envers détestable de la jouissance : la honte. Les signifiants lacaniens que Pierre Naveau a amenés lors de sa conférence de juillet à Toulouse[1] : « scabeaustration », « l’analyste est celui qui se châtre de son escabeau », convoquent chez moi une position éthique : je ne veux pas remonter sur l’escabeau de mon fantasme, j’éviterai donc l’estrade aux Journées.

Évidemment, sur le chemin du retour la mémoire refonctionne, c’était « le cirque des Crabioules» bien sûr ! Un cirque à la fois magnifique et vertigineux dans les Pyrénées, quasiment impraticable pour les randonneurs… bien qu’un petit sentier le traverse de part en part, un petit sentier que j’ai bien observé cet été depuis un belvédère au bord du cirque…n un sentier sur lequel je m’aventurerais bien l’été prochain…

Effet des Journées d’automne

Deux souvenirs vont revenir dans les séances qui suivront les journées : j’ai six ans, c’est le spectacle de noël du travail de mon père. Ça se passe dans un théâtre. La salle est bondée. Sur la scène, l’animateur demande un volontaire pour venir chanter une chanson. Mes parents me pressent d’un « vas-y », me soufflant à l’oreille la chanson à chanter. Sur scène, je prononce la première phrase de la chanson : « Je m’en vais voir les petites femmes de Pigalle ». Éclat de rire de la salle. Jouissance puis trou : je ne connais pas la suite de la chanson. Je ne sais plus quoi ajouter, je rencontre le ridicule.

L’année suivante, c’est au cirque que se passe cette fois le noël du travail de mon père : la situation se rejoue sous la figure cette fois d’un clown qui réclame un volontaire parmi les spectateurs. J’ai à la fois très envie d’y aller, mais n’ose pas le manifester. Mes parents ne sont pas là cette fois pour me pousser. J’attends… et suis déçue de ne pas être choisie.

J’ai réalisé que depuis ce jour, j’attendais qu’on me choisisse, qu’on m’appelle sur scène, laissant perpétuellement à l’autre l’initiative de ce choix. Alors, évidemment à faire comme ça, je peux attendre longtemps. J’ai donc décidé de ne plus attendre. C’est pourquoi j’aimerais parler aux Journées de Rennes, pour en dire, un peu plus… Suite au deuxième round.


[1] « L’inconscient de l’analyste»

________________________

DEVENIR ANALYSTE, DANS LA PRATIQUE

Monique Amirault

Les Journées de l’École, par leur style, ont permis comme jamais d’éclairer ce qu’est le désir de l’analyste, désir que Jacques-Alain Miller avait proposé en un temps de définir comme « faire état de l’intime conviction d’en être habité » (Réponse à Ché Vuoi ?) . Pari gagné.

Et maintenant ? Les Journées de Rennes ne pourraient-elles permettre que, de là, se creuse le sillon des conséquences pratiques de ce désir advenu au cours de la cure. Car, si la cure est la voie princeps et nécessaire à cette émergence du désir de l’analyste, la capacité à opérer comme analyste n’est pas donnée comme conséquence immédiate, ineffable,  telle la flamme du Saint-Esprit.

L’analysant s’engage souvent dans une pratique analytique bien avant la fin de son analyse. Il y a un moment où il s’« installe ». Dans la « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Lacan interroge le sens de ce moment, de cet acte : « La question reste de ce qui peut pousser quiconque, surtout après une analyse, à s’hystoriser de lui-même […]

Autrement dit, y a-t il des cas ou une autre raison vous pousse à être analyste que de s’installer, c’est-à-dire de recevoir ce qu’on appelle couramment du fric pour subvenir aux besoins de vos à-charge. Ou encore:  « Vous pouvez dire simplement : j’appartiens à une association psychanalytique car ça m’a semblé une belle situation et m’a donné un travail pas désagréable puisqu’il intéresse tout le monde. » « Être un analyste est un job et, de fait, un job très dur. » Ces formulations ironiques ouvrent à formuler des réponses à la question de ce qui pousse à occuper cette place d’analyste, question, dit Lacan, « exigible pour supporter le statut d’une profession nouvelle-venue dans l’hystoire. »

Et si, d’une part, il considère, à la fin de son enseignement, qu’une analyse n’a pas à être poussée trop loin, il ajoute cependant que « certains ont réellement la vocation de pousser les choses à leur limite »  (Université de Yale, novembre 1975). Et la passe est ce que son École a trouvé pour que l’analysant puisse témoigner de « ce qui lui a donné le nerf de recevoir des gens au nom de l’analyse (Yale).

À Rennes, il pourrait y avoir une place, un créneau pour ce style de témoignage : qu’est ce qui a déterminé, chez l’analysant, dans sa cure, le passage à la pratique analytique ? Comment les événements interprétatifs de sa propre cure ont-ils modifié sa pratique ? Quelles répercussions ont-ils eues ? Quels obstacles ont été levés et quels actes sont devenus possibles à mesure de l’avancée de la cure, si on considère avec Lacan que la résistance est du côté de l’analyste ?

À Rennes, ne pourrions-nous pas nous éclairer et nous orienter de ce propos de Lacan dans « La méprise du sujet supposé savoir » ? « C’est bien dans la pratique d’abord que le psychanalyste a à s’égaler à la structure qui le détermine non pas dans sa forme mentale, hélas ! C’est bien là qu’est l’impasse, mais dans sa position de sujet en tant qu’inscrite dans le réel. Une telle inscription est ce qui définit proprement l’acte. »

Lors de la journée de l’ACF-VLB qui s’est tenue à Nantes en septembre dernier, deux interventions – celle d’Anne-Marie Le Mercier et celle de Françoise Frank, que nous n’avons pas entendues à Paris – ont particulièrement mis en valeur et bien articulé ces effets de moments de la cure sur la pratique de l’analyste. Je propose que ce style d’interventions puisse avoir sa place et être sollicité pour les Journées de Rennes.

___________________________

Briser le cadre pour dégager le désir de l’analyste.
J-C Maleval

L’accueil ne fut pas engageant. Au téléphone : « Vous êtes à Reims… eh bien, restez y ». Il raccrocha. La mention géographique impliquait peut-être une réserve dans ma demande. J’insistai. Je gommai la distance. Il accepta un premier entretien. Très long par rapport aux quelques minutes attendues. Il me demanda une somme considérable – au-delà de mes possibilités du moment. Je me trouvai obligé de choisir entre un contrôle avec lui et la poursuite d’une analyse languissante. Je choisis Lacan.
La réponse donnée à l’appel téléphonique décalait celui-ci d’une banale prise de rendez-vous chez un spécialiste. Elle mettait l’accent sur la demande et conduisait à l’interroger : étais-je vraiment décidé à m’adresser à cet analyste peu accueillant ? D’emblée elle situait la psychanalyse comme autre chose qu’un processus psychothérapeutique de réconfort moïque. La volonté de s’engager dans un travail avec Lacan fut mise à l’épreuve tant par l’accueil peu amène que par la somme demandée.
Il me fallut trouver de nouvelles ressources pour payer un contrôle de patients suivis en institution : les quatre séances mensuelles équivalaient à peu près à mon salaire de l’époque. Nombreux sont ceux qui ont relaté depuis lors son maniement de l’argent pour mobiliser le désir vers la prise de décisions majeures. La situation précipita mon autorisation à exercer la psychanalyse.
Quand je l’informai de ma décision, il commenta mi-figue mi-raisin : « Vous êtes bien avancé maintenant ». C’était plutôt l’audace que la frilosité qui caractérisait son attitude quant au passage à l’analyste. Il ne suggérait pas être en attente de garanties infinies. Il pouvait même pousser l’audace jusqu’à inciter certains analysants à devenir analystes, surtout ceux qui n’y avait pas pensé préalablement, tels qu’un écrivain ou un architecte.

La demande de contrôle se transforma après quelques mois en demande d’analyse. À aucun moment de cette cure Lacan ne fit d’anamnèse systématique. Pratique bien différente d’un didacticien de l’IPA, rencontré au début de ma formation, qui crayonnait mes coordonnées familiales et œdipiennes pendant que je lui parlais. Les quelques questions posées par Lacan lors de la première séance portaient sur mes deux principaux investissements d’objets : une femme et un écrit. À cet égard, sa pratique lors des dernières années était homogène aux avancées de son enseignement qui réduisait l’Œdipe à un mythe mettant en scène une logique plus déterminante : celle de la castration. Là où l’IPA visait à obtenir une « totalisation de l’histoire » et « une continuité cohérente » ; Lacan s’attachait plutôt au hors-sens en pointant d’emblée ce qui divise.
La brièveté ordinaire des séances épurait celles-ci des illusions de la compréhension. Les mirages de l’hystorisation perdaient de leur attrait en regard du surgissement de matériaux nouveaux entre les séances. La création onirique s’en trouvait relancée. Elle confirma l’une des rares indications de Lacan concernant ses séances courtes. Grâce à celles-ci, rapporte-t-il dès 1953, « nous avons pu faire venir au jour chez tel sujet mâle, des fantasmes de grossesse anale avec le rêve de sa résolution par césarienne, dans un délai où autrement nous en aurions encore été à écouter ses spéculations sur l’art de Dostoïewski ». L’anticipation d’une séance brève incitait à rompre avec le bavardage pour tenter d’aller à l’essentiel : non seulement elle poussait à faire état d’un matériel en prise avec les formations de l’inconscient, mais elle dynamisait son surgissement. Les séances courtes sont homogènes à une éthique du bien-dire.

L’enseignement majeur le plus évident en comparaison de mes analyses précédentes résidait dans la mise en évidence que l’analyse n’est pas une expérience de compréhension des « profondeurs », mais une pratique orientée vers le réel. En rupture avec une métapsychologisation exhaustive et permanente souvent prônée dans l’IPA, la pratique de Lacan dégageait du souci permanent de la compréhension. En 1970, un membre français de l’IPA, écrivait les lignes suivantes, qui sont restées pour moi gravées : l’analyste, affirmait-il dans un ouvrage à succès, doit « être à chaque moment capable d’apprécier la situation transférentielle et contre-transférentielle d’un point de vue métapsychologique (c’est-à-dire topique, dynamique et économique) sans risquer une erreur d’appréciation liée à un jugement antérieur à l’expérience de la cure ». Une tâche si écrasante prise au sérieux m’avait paru à tel point inaccessible qu’elle avait fait vaciller mon projet pourtant ancien de devenir analyste. En mettant à nu que la conduite de la cure n’implique pas l’illusoire maîtrise de toutes ses coordonnées, la rencontre de la pratique lacanienne fonctionna à cet égard comme une bouffée d’air pur. Elle produisit un allégement considérable à l’égard d’un appel à une intellectualisation aussi complexe qu’inatteignable.
Beaucoup voulurent réduire sa technique de l’interprétation au maniement de surprenantes équivoques littérales. Je serais bien en peine d’en rapporter une. En fait les plus pertinentes relations de cures effectuées avec lui, par exemple celles de Pierre Rey ou de Jean-Guy Godin, confirment sa propre indication selon laquelle à cet égard il n’était pas « poâte-assez »
Beaucoup plus caractéristique de son style me paraissent ses interprétations en acte : enlever le cigare de l’un, tendre le cendrier à un second, mettre une gifle ou un coup de pied aux fesses à d’autres. Les interprétations restées pour moi les plus mémorables ne mobilisaient pas le cristal de la langue.
Il acceptait que je lui apporte des articles, que je lui dédie un livre. Il prenait les textes sans rien m’en dire par la suite. Un jour, je lui soumis un article assez volumineux, au titre trop ambitieux, il regarda la première page, en tenant le texte à bout de bras, délicatement coincé entre le pouce et l’index, puis, en soulevant encore un peu la chose, la laissa choir de manière théâtrale. Manière concise et efficace de dégager le texte des leurres narcissiques, de porter atteinte à une magnification de la chose écrite, et de pointer l’objet au principe d’un sinthome en le « poubellifiant ».
Une autre interprétation frappante eut lieu dans un wagon de chemin de fer empli en majorité de congressistes revenant de Deauville où avait eu lieu des Assises de l’EFP consacrées à la passe. Lacan y traversa toute la rangée centrale, d’un pas lent, semblant ne voir personne, tandis que tous les regards convergeaient sur lui. Il s’arrêta soudain devant moi, me regardant fixement, l’air songeur, avant de me tendre la main, puis il continua sa traversée du wagon. Ce qui me sembla une excessive affabilité à mon égard me plongea dans un tel malaise et dans une telle confusion qu’une phrase m’échappa, surtout destinée à ceux qui m’entouraient, « Qu’est-ce qui lui prend ? Il est fou ! ». Laquelle redoubla mon malaise quand je m’aperçus qu’il avait pu l’entendre. Outre que son intervention toucha un fantasme majeur, un fantasme d’élection, elle avait fait apparaître derrière l’affabilité ordinaire un désir insupportable – celui qui précisément se tient au principe de la dynamique de la cure.
Etait-ce vraiment calculé de sa part ? Ne suis-je pas en train de magnifier après-coup sa pratique ? Deux témoignages d’interventions apparentées m’incitent plutôt à retenir la première hypothèse. Elle se rend au Séminaire de Lacan, rapporte Lilia Mahjoub, et attend quelqu’un à sa sortie, devant une porte assez étroite. Se retrouvant face à Lacan qui sort, elle le salue, mais celui-ci s’arrête net et s’exclame, alors qu’il y a beaucoup de monde autour de lui : « Ah ! ce visage, il n’est pas comme les autres ». Elle voudrait alors disparaître, s’enfoncer dans le seuil de cette porte qui reste ouverte. Même malaise d’où elle déduit par la suite que la beauté faisait ici écran à un réel indicible. En une autre circonstance, relatée par Godin, Lacan joue de l’ambiguïté sexuelle. « Alors… ? Quand est-ce qu’on le fait ? », demanda-t-il à une analysante à la fin d’une séance dans un murmure étrangement quémandeur, au ton bas, grave. […] « Faire quoi ?… », lui dit-elle. Il prit le temps de visser en elle la pensée qu’elle avait eue, à l’allure d’une certitude terrifiante, commente Godin, et poursuivit, levant apparemment l’équivoque maintenant bien installée, maintenant qu’il était trop tard pour la rayer ou l’oublier : « Alors… venez demain, on le fera… on fera le contrôle ». Ne sont-ce pas là trois manières de convoquer le Che vuoi ? – cet « ouvre-bouteille » d’un flacon obturé par le fantasme et les identifications.

Pour une part sa pratique me semble avoir été orientée par une déconstruction systématique du cadre dont l’IPA fait le garant le plus sûr d’une psychanalyse. La séance à durée variable, la vacillation de la neutralité en attestent, mais peut-être plus encore son maniement de la porte du cabinet. Souvent il la laissait ouverte, portant ainsi atteinte à la confidentialité de la séance. J’avoue que je prenais cela pour une bizarrerie et que je n’avais pas à cette époque la distance nécessaire pour concevoir la porte comme intégrée à sa pratique. J’avais même cru lui apprendre quelque chose en lui rapportant que les propos de l’analysant précédent étaient audibles de la salle d’attente. En fait, quand elle me concernait, c’était un des rares aspects de sa pratique qui m’irritait. J’attendais qu’il consente à fermer la porte. Sur mon insistance, d’un air lassé, il finissait en général par le faire. Je n’avais pas discerné qu’un tel maniement de la porte pouvait ouvrir tantôt sur ce que je voulais cacher, tantôt sur ce que je ne voulais pas entendre.
Même les ressources de la salle d’attente étaient mobilisées. Par le choix précipité de faire entrer tel analysant, ou par l’oubli calculé de tel autre ; voire par l’utilisation de l’assistance comme témoin d’une interprétation qui visait manifestement les leurres narcissiques de l’analysant concerné.
Bref, le fameux cadre ipéiste, pilier de la cure, concentré de la structure œdipienne, censé protéger de l’inceste tout en assurant un enveloppement maternel, semble avoir été systématiquement déconstruit par la pratique de Lacan. Lorsqu’une logique de castration, masquée par le mythe œdipien, est dégagée au principe de la cure, le cadre devient un carcan.

D’autre part, un abord rétrospectif de la pratique du contrôle telle qu’elle était opérée par Lacan me semble faire apparaître des différences assez marquées avec la pratique actuelle. Les séances à durée variable, mais plutôt brèves, ne portaient guère à développer une fine argumentation de la structure de l’analysant contrôlé, l’accent apparaissait plutôt mis sur une vérification du désir de l’analyste à l’occasion des interventions de celui-ci. Une pratique homogène à l’affirmation selon laquelle la résistance à l’analyse est celle de l’analyste. Qui plus est, l’ « autre centrement », selon son expression, qu’il attendait pour la cure des sujets psychotiques ne s’est vraiment dégagé de son enseignement que quelques années après sa mort. Il faut attendre 1983 pour que Michel Silvestre parvienne à formuler que l’analyste doit s’efforcer de gérer la jouissance du psychotique et non chercher à l’interpréter. Auparavant Lacan était resté réservé et prudent. Ses rares indications techniques en ce domaine portaient essentiellement sur ce qu’il s’agissait d’éviter. Ma première cure contrôlée fut avec un enfant schizophrène. Quand je lui fis part de mes difficultés, il me rétorqua que ça ne l’étonnait pas. Remarque qui m’interrogera de longues années : incapacité de ma part ? ou orientation sur la structure ? Quelques indications issues de son Séminaire suggèrent plutôt la seconde hypothèse. Elles semblent se trouver confirmées par deux témoignages publiés. « À mesure que nous avancions, rapporte Czermak à propos de l’un de ses patients, la psychose se normait. C’est au moment où elle était normée que j’en exposai les linéaments à Lacan avant qu’il ne l’examine […]. Et comme je disais à Lacan que l’effet du transfert dans le dialogue n’avait abouti qu’à épurer la psychose, il avait formulé, devant mon ton plutôt désolé : “c’est habituellement tout ce à quoi on aboutit dans ce type de cas” ». À ce constat exprimé en 1976 fait écho la remarque irritée que s’attire Pierre Rey quand il attend quelques paroles de compassion le jour où il annonce à Lacan le suicide du « Gros ». La psychose de ce dernier ne faisait guère de doute d’après ce qui est rapporté. « Que vouliez-vous donc qu’il fît ? » rétorqua Lacan. Toutes ces indications convergent pour suggérer une réserve quant aux pouvoirs de la cure analytique avec les sujets psychotiques.
Or sur ce point entre Lacan et nous de grands changements se sont produits. Une conduite spécifique de la cure des psychotiques s’est dégagée. Le concept de psychose ordinaire a été introduit. Conjointement, chacun fait l’expérience d’une montée considérable de la demande d’analyse émanant de sujets psychotiques. Les incidences en sont importantes sur la pratique du contrôle. Conséquence majeure : celle d’aujourd’hui met plus l’accent sur une interrogation concernant la structure de l’analysant. Il nous est devenu plus manifeste que le désir de l’analyste n’oriente pas la cure de la même manière s’il s’agit d’un névrosé ou d’un psychotique.

Lacan ne donnait pas sa pratique en modèle : il n’incitait ni aux séances courtes, ni à laisser ouverte la porte du cabinet. Sa formidable dimension formatrice me semble tenir essentiellement à sa mise du réel aux commandes de la cure. Elle laisse à chaque analyste la charge de trouver son style.

Réponses

  1. J’ai écouté JC maleval aux journées. Je le lis aujourd’hui avec le même interêt et une émotion – qui n’est pas identification. Quel beau témoignage.Que reste-t’il de l’amour du transfert? demandais-je alors. Il reste…Ca me fait penser au poème de Prévert: « Pour peindre un oiseau… »

  2. Formidable témoignage qui montre tout le champ des possibles de l’acte tout en rappelant cette formule essentielle de Lacan lui-même – « Faites comme moi ne m’imitez pas ».
    Pas de bis repetita donc, mais place à l’invention au cas par cas

  3. Jean-Claude Maleval, merci infiniment pour ce texte que je viens de lire comme une nouvelle, qui saisit prestement ce qu’il en est du réel, en jeu dans la cure, en pointant à travers rien, la force du désir de l’analyste. Je n’ai pas eu la chance de vous entendre à Paris, mais je viens d’avoir le privilège de vous lire.
    SP

  4. merci de ce beau texte. Vous m’avez donné envie d’aller voir le sens du mot maniement. Ca donne l’impression que Lacan menait ses analyses avec les mots dans les mains, ou les mots au bout des mains, qu’il façonnait, déplaçait, remuait, faisait émerger les mots et les choses. On est saisit.

  5. Je viens de lire votre témoignage, avec bonheur. J’avais déjà remarqué que lorsqu’on lit un texte ou que l’on écoute une intervention orale, notre attention se trouve souvent davantage mobilisée par tel ou tel point précis, plutôt que par l’ensemble. Et bien en lisant votre texte, il y a un point qui vient de faire tilt pour moi : ce que vous appelez un « fantasme d’élection ». Merci.

  6. De tps en tps, je travaille avec du personnel spécialisé de la « petite enfance » fortement marqué par Dolto, et j’ai l’impression de « rabâcher » au fil des rencontres, que sa pratique lui appartenait, que c »était Dolto : à chacun de trouver son style, de créer, et surtout de parler avec ses mots, …
    Imitation, Identification repérables également chez certains « psy  » qui au « nom de Lacan » ….
    Sous une autre modalité, c’est aussi quelque chose que je ressentais au sein de l’école : une certaine forme de discours, de langage …. favorisant dans mon esprit, une fermeture à la différence, à la possibilité d’y trouver une place ou de dire tout simplement une « bêtise »
    Merci pour l’ouverture qu’offre ce témoignage : ouverture déjà engagée lors des journées
    (Maintenant ce « quelque chose » peut tomber …sourire)
    Et pourquoi pas : « briser le cadre pour dégager le désir de l’analysant …. à devenir analyste »

  7. En lisant ce témoignage, je m’aperçois de l’extraordinaire pratique de l’ironie langagière de Lacan, et c’est un mérite certain de votre texte !!

  8. Vous lisant, Monsieur, une simple question me vient: Comment a t-il pu supporter ça? Oui, ce n’est pas la première fois que des récits de passe, des retours sur analyse produisent cet effet pour moi, …Cette question reste tenace et me bouscule à chaque fois. Je vois combien les incursions « hors cadre » de Lacan ont pu vous éveiller, vous autoriser et vous permettre d’y aller, avec clarté, sans vous enliser. Au fond, que cherchait-il à malmener en opérant de la sorte? Cette question me hante, merci de votre texte.

  9. Anne Guillam
    Les premiers crabouillages des enfants sont souvent aussi précieux que de beaux dessins.
    jocelyne turgis

  10. […] Des Journées d’automne aux Journées de Rennes Anne Guillam : MES JOURNEES SUR LE DIVAN DE L’ÉCOLE […]

  11. […] Cyril Lucas : Confidence […]

  12. […] Des Journées d’automne aux Journées de Rennes […]


Laisser un commentaire