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Passage par l’histoire

Luc Garcia

Avant la saison des amours, c’est un animal qui présente un pelage blanc sur la neige colorée à l’orange du soleil ondulé par l’hiver. Léonard de Vinci essaie la métaphore : « L’hermine se laisse capturer par les chasseurs plutôt que de se réfugier dans un terrier plein de boue, pour ne pas entacher sa pureté ». De Léonard, le musée Czartoryski à Cracovie pose aujourd’hui ce portrait de trois quart de la dame à l’hermine, retrouvé après bien des errances croisées de convoitises. Cette blancheur, mais une tache noir sur le pelage est absente du tableau.

Si l’hermine possède aussi un peu de noir, séparé de sa blancheur, le peintre l’entoure de silence, la toile se tait, pudeur manifeste d’un homme qui se pique de la vertu isolée de ce pelage soumis.

La séparer du blanc, cette tache noire, la reporter sur l’ensemble du pelage blanc, couture accrochée, n’est pas l’office des peintres mais celui du pouvoir, ultime marque, frappe claquée, se servir de cette extraction pour inscrire un motif découpé dans le menu résidu noir, cette fois-là un insecte : des mouches. Des mouches au format et aux tailles diverses. Certaines plus accentuées que d’autres, lorsque la mouche se transforme en fleur, les ailes se dédoublent et à trois donnent un lys qui fut le choix de la monarchie des Francs, marque des souverains de France. Subsiste l’énigmatique emballement pour la mouche que l’on retrouve un peu partout dans certaines provinces, sur des couteaux dans l’Aveyron, sur les pommettes de femmes poudrées de blanc, la mouche est érigée en insecte sacré depuis des temps que l’on ne compte pas. Créationnisme des standards sociaux qui se déplacent des sets de Golf et des raquettes de tennis pour un calibrage métaphorique de puissances qui se cherchent. Depuis, on est passé au crocodile.

L’hermine, en Bretagne, était une brisure de tonalité cléricale sur l’armoirie d’un Duché lointain du Finistère, petit, sans ambition sans gloire, celui de Dreux, héritage familial. Au XIVe siècle, l’hermine mouchetée devint la norme, on n’entendit plus parler de Dreux. L’hermine, celle des juges, des princes, des Rois. Le XIV, dans l’histoire, pèse plus lourd que le 13.

Ce que l’on tient aujourd’hui comme le chiffon blanc et moucheté d’une rébellion de la Bretagne contre la France est le produit d’un Duc qui voulait copier celui à qui il aurait bien confié ses terres : le Roi de France. Lorsque Jean III, Duc de Bretagne des années 1330, faillit céder à cette tentation, sous le coup certainement de l’épuisement, il fut marié et définitivement achevé. Le duché préservé. Les mouches bretonnes renversées : soutenues par trois pointes sur le bas, comme une fleur de lys dans son reflet au miroir. Contre qui Jean III filait sa convoitise pour la France au point de ce collage inversé à ceux dont il quémandait le respect et soutenait l’allégeance ? On a fini par dire Jean III le bon.

On trouve des versions à cinq pointes des mouches d’hermine, notamment pour la ville de Rennes.

5, c’est le nombre aujourd’hui des bandes noires sur le drapeau actuel de la Bretagne, région de France, instrument de reconnaissance dont l’origine graphique se situe aux années 1930. Pas plus ancien. Mais on trouve des versions à 14 mouches. Encore le XIV. On ne sait pas pourquoi, le 10 est honnis. Alors, retranchons le. IV.

On ne sait rien de lui, ou presque pas grand chose, sinon une date, 19 juin 936 : son sacre de Roi. Son nom aussi, donc, Louis IV. Il fut élevé à la Cour d’Angleterre, est arrivé sans bagage, il a 15 ans, il connaît une langue ancienne, bariolée et lointaine, sorte de vieil anglais dont aucun équivalent n’existe. Comme il a traversé la mer, on le dira d’Outremer. On doit à Hugues le Grand, dont les titres de noblesse sont nombreux, à Paris et en Province, de le rappeler pour assumer la fonction d’une royauté qui se dispute entre ses duchés, ses pays, ses régions, ses attaches, ses alliances, qui font la fortune des uns, la splendeurs des mêmes, leur déchéance le lendemain, leur chute sitôt que leur retour ferait tourner la tête.

Pendant ce temps, la Bretagne est éparpillée. Au Moyen Âge, ce n’est plus un Royaume, pas encore une Province -il faudra attendre la Révolution pour voir ses territoires véritablement inscrits dans l’ensemble administratif de la France. Entre les deux, juste un Duché.

L’histoire, ce sont souvent des repas, des maîtresses, des hommes infidèles en amour et traîtres en amitiés, des frères qui se tuent entre eux, des fils qui veulent changer leur père car ils n’ont pas voulu, seulement, s’en détourner. Des femmes qui accèdent au pouvoir mais n’en ont pas rêvé. Des fêtes, et souvent la nuit noire, des complots de petites coulisses en travers des chemins, comme de pathétiques tentatives à remettre son carrosse de front avec l’ennemi. En Bretagne, alors que le Royaume n’existe plus parce que les attaques des Normands et des Vikings étaient franchement sévères, les ducs vont continuer d’exercer un genre de prérogative royale, au prix de maintenir des alliances, envers, endroit, avec la famille royale française, avec la famille royale anglaise, par des mariages fabriqués sur mesure, des princesses et des prince des noblesses découpées par les vagues de la mer qui les sépare et les unit aussi. Décidément, déjà avant de Gaulle. Nos voisins anglais qui accueillent lorsqu’ici ça ne va pas.

Le premier Duc, l’initiateur du genre Duché, ce fut Alain II de Bretagne, essoufflé lui encore, après avoir tenté de remettre sur pied le Royaume, il déclarera sa flamme à Louis IV, le voici, celui qui parlait cette langue que l’on ne parle plus. Ça tient deux lignes dans les chroniques du Roi, en 942. Le début d’une alliance qui verra la Bretagne s’agréger à la France qui ne l’est pas encore.

Les successions, les échecs, ce qui ne fonctionne pas, de toujours, mais plus ici qu’ailleurs, ce sont les familles.

Un Duché, c’est un conglomérat de Comtés. L’histoire du Duché de Bretagne, et de ses Ducs, se confond à partir de Conan Ier, dans les années 990, avec celle du Comté de Rennes. Il en restera une polémique savoureuse, savoir si Nantes, ou pas, est partie prenante du Duché de Bretagne. Nantes était, il faut bien dire, un jouet de plus quant à l’extension du Duché dévalué de son Royaume.

Autour du pouvoir, gravitent des terreurs douces, dont certaines s’appellent la terre ou les frontières. Les familles sont détentrices par antériorité d’une succession qui les mettra en cause, chaque naissance est un recommencement, une manière que ça s’effondre, une manière que ça grandisse. La transmission d’un pouvoir n’est pas acquise, elle va de son allant à répéter le passé pour en modifier les charges, les formes, les honneurs ou les besognes. Les guerres, les tortures, les traités, les arrêts, les déchéances collectives ou les rancoeurs singulières fabriquent une abstraction que tisse le réel du temps après lequel le pouvoir dérobe les ambitions ou les honneurs comme un ultime mensonge. Chaque mouvement du coeur est comme une page que tourne un sang traversant ses membres fragmentés. Mais le tour accompli, les membres auront été conquis. Ce que l’on appelle le sens de l’histoire est une valeur de guerre où viendrait se découvrir un ensemble jusqu’ici inconnu. Un Duché, isolé, ne tient qu’à la névralgie de ses parcelles ramifiées par ses conquêtes étendues. La déchirure tient dans sa séparation entre sa saveur pour elle-même et son extension sur les autres. Mais l’extension est une affaire de domination.

François II devint le dernier Duc d’une Bretagne indépendante. La disparition des mâles dans la lignée familiale le rend à la décision de placer à sa suite Anne, lors des États de Bretagne en 1486, sa fille. Les hommes vinrent, Anne fut mariée, plusieurs fois, et comme cela devint Reine de France. Elle eut des enfants, au moins 12, dont l’une, Claude de France, deviendra une épouse de François Ier.

Mais que savons nous d’elle, aujourd’hui. Un château, le sien, symbole de résistance, à Nantes. Des rues, à son nom, partout dés que l’on quitte de quelques centaines de kilomètres l’ouest de Paris, ne subsiste qu’une devise : Non mudera . Anne de Bretagne est probablement l’inconnue la plus en Cour de l’histoire. Ses titres régalent, parlent de Jérusalem, de Rome, de l’Autriche, de Milan, elle a vécu un peu partout en France, dans l’Allier, dans le Lyonnais, elle avait des enfants dont quelques uns purent survivre, on la disait très pieuse, offrait des objets précieux et fragiles à sa région d’origine, et de le dire comme cela gâcherait presque le mystère puisque ça le rendrait cohérent, palpable et charnel, alors qu’il n’y a rien de moins certain, sinon de s’enivrer d’un mythe.

Alors que le mystère plane. Car, qu’en fut-il, du reste, de ce mariage, à Rennes, imposé autant que trafiqué, contre cette autre mariage qu’elle venait honorer avec Maximilien Ier, sorte de sous marin inspiré de l’Autriche pour contrer la France et faire se retourner la Bretagne, ce mariage, ainsi, avec Charles VIII, lorsqu’il arrivera, toujours à Rennes, pour, au retour, sens inverse, faire d’Anne sa mariée, et de la Bretagne un versant de la France. Maximilien Ier repartira pour son empire germanique. Le pape Innocent VIII, bien nommé, antidatera l’annulation du premier mariage d’Anne pour la rendre disponible à Charles. Cherchons bien : aucune plainte, pas un mot, ni même une colère, aucun écrit pour témoigner d’une certaine tristesse, d’une rébellion, d’une révolte. Une énigme. La Bretagne est une terre énigmatique, en fait. A notre tour, donc, d’en faire l’expérience.

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La Biennale d’art contemporain

Parcours dans la Biennale d’art contemporain de Rennes

Cécile Wojnarowski et Benoît Delarue

Parmi les cinquante artistes exposés, nous retenons notamment les travaux suivants :

Au Couvent des Jacobins :

– Mario Merz : Né en 1925 à Milan, décédé en 2003 à Turin. Une œuvre marquante de ce représentant majeur de l’Arte Povera sera présentée, Che fare ?, constitué d’un néon dans une poissonnière en métal. Faisant référence à des écrits politiques (notamment celui de Lénine, Chto Delat [Que faire ?], en 1912), Che fare ? n’en est pas moins une proposition poétique. Cette interrogation reste attachée à un sentiment d’urgence et de nécessité de repenser le monde en tenant compte de ce qui vient de nous.

– UltralabTM : Collectif d’artistes créé en 2000. Sollicitant régulièrement les nouvelles technologies, le collectif travaille depuis plusieurs années à partir d’univers fictionnels et virtuels. Le mot d’ordre quant à leur projet pour Ce qui vient : introduire d’étranges perturbations au cœur du Couvent à partir d’une matrice échouée dans une salle dérobée.

– Jocelyn Cottencin : Né en 1967 à Paris. Vit et travaille à Rennes. Sa pratique associe la photographie, la vidéo, l’installation et le livre. Is anybody out there?, créé spécialement pour Ce qui vient, est un journal d’anticipation, une expérience éditoriale collective qui se déploie et prend fin durant le temps de la Biennale. Son principe est d’inviter quelques créateurs à documenter régulièrement des dates futures, en agrégeant images et textes comme autant de matériaux factices et constitutifs d’une réflexion prospective, d’une conception hypothétique de notre avenir.

– Mario Garcia Torres : Né en 1978 à Mexico. Vit et travaille à Los Angeles. L’artiste propose une relecture amusée et didactique d’un pan de la création artistique contemporaine, en questionnant la problématique de la réception d’une œuvre dans son contexte historique. Il exposera au Couvent des Jacobins Until It Makes Sense (2004), phrase manuscrite filmée pendant 60 secondes et diffusée en boucle, projetée sur un mur au format standard A4. Entre l’incitation et la question, l’œuvre, comme en suspension, invite à réfléchir sur le temps nécessaire à son appréhension et à son propre déploiement. Par extrapolation, l’œuvre est une mise en perspective de tout acte et de la constitution du sens de cet acte à travers le temps.

– Reynald Drouhin : Né en 1969 à Paris. Vit et travaille à Paris. Reynald Drouhin expérimente et développe depuis plusieurs années une œuvre dans le domaine des technologies numériques, de la photographie, de l’installation et de la sérigraphie. Pour Ce qui vient, Reynald Drouhin expose Cité au Couvent des Jacobins, une sculpture en bois brûlé représentant une ville déshumanisée. Sorte d’interface virtuelle, l’œuvre s’inscrit dans une pensée globale de construction d’une ville, et par extension d’une cité idéale, en jouant de l’ambivalence entre l’utopie et son contraire, la dystopie.

– Francesco Finizio : Né en 1967 à New York. Vit et travaille à Brest. Le travail de Francesco Finizio se nourrit de phénomènes de société, plus ou moins médiatisés, portant sur les questions de puissance, de pouvoir, d’écologie et de communication. Pour Ce qui vient, il souhaite travailler sur l’idée du parc  comme mise en boîte de la vie, archivage de l’existant ou domestication du monde.

– Julien Prévieux : Né en 1974 à Grenoble. Vit et travaille à Paris. La démarche artistique de Julien Prévieux s’apparente à une négociation incessante avec le réel. Pour Ce qui vient, Il souhaite s’intéresser à la modélisation des risques, c’est-à-dire à la traduction statistique des possibilités de catastrophe contenues dans toute évolution technique et scientifique, économique et financière, ou encore politique et sociale.

A la Criée – Centre d’art contemporain :

– Damien Marchal : Né en 1977. Vit et travaille à Rennes. Se définissant lui-même comme « plasticien- sonore », Damien Marchal étudie depuis plusieurs années les problématiques liées au son, qu’il utilise comme matériau pour élaborer ses œuvres. La question du passage à l’acte dans un contexte artistique et géopolitique est au cœur de son travail. Pour Ce qui vient, Damien Marchal propose d’exposer à La Criée le dispositif interactif Garbage Truck Bomb [« Le bombardier du pauvre »] : une proposition interactive sonore et visuelle impliquant le spectateur par le biais de son propre téléphone portable. Ce dernier devra alors faire le choix d’actionner ou non le dispositif, acte qui ne restera évidemment pas sans conséquences.

Centre culturel colombier :

– Alain Michard : Vit et travaille à Rennes. Alain Michard est artiste chorégraphe ; de la citation à la collection, il développe une pratique liée à la mémoire et à la trace, où le document – matériel ou vivant – occupe une place centrale. Il propose pour Ce qui vient de fonder une école ouverte, qui posera la question « Quelle est votre histoire de/avec l’art ? », à laquelle il associera un centre de documentation, un espace tangible et évolutif imaginé pour rassembler, à chaque étape de l’école ouverte, ses documents produits, à la fois individuels et collectifs.

Espace public (lieux à préciser) :

– Thomas Hirschhorn :

Né à Berne en 1957. Vit et travaille à Aubervilliers. Se servant de matériaux simples, Thomas Hirschhorn inscrit son travail dans l’espace public et contourne le monopole culturel des lieux dédiés à l’art. Pour Ce qui vient, Thomas Hirschhorn réitère à Rennes une partie de l’expérience du Spinoza-Theatre menée à Amsterdam en 2009, le Théâtre précaire. Il s’agit d’investir un local – vide et non identifié comme lieu culturel – dans un quartier de Rennes pour y exposer les sculptures de l’artiste, produites pour l’occasion.

Benoît-Marie Moriceau : Né en 1980 à Poitiers. Vit et travaille à Rennes.

Pour « Ce qui vient », Benoît-Marie Moriceau  échafaude une triple proposition, intitulée The Shape Of Things To Come, où se nouent des visions prospectives, parachroniques voire science fi ctionnelles. Au pied de l’ancien Centre des Télécommunications de Rennes, un panneau de promotion immobilière donne à voir une simulation modélisée du bâtiment projeté dans un avenir proche. Partant de l’idée que cette architecture – conçue par Louis Arretche dans les années 70 – serait à construire demain, quelle image pourrions-nous produire aujourd’hui ? Dans un parc de la ville, l’artiste présente également un abri antiatomique comme un objet sourd,  surexposé, en attente de l’événement dramatique qui en justifi erait l’usage. Enfin, Benoît-Marie Moriceau a imaginé un blackout, qui se produira sur l’ensemble de la ville pendant la durée de l’exposition. Ce qui vient est ici lié à ce qui peut advenir, ce qui s’est déjà produit ou, mieux encore, à ce qui peut-être délibérément provoqué.  Ces trois projets implicitement complémentaires,  produisent une juxtaposition d’images, de formes et de situations qui réactivent des espaces-temps ambigus et des fantasmes archétypiques.

Musée des Beaux-Arts :

– Yona Friedman : Né en 1923 à Budapest. Vit et travaille en France. L’architecte Yona Friedman développe depuis le milieu du XXe siècle le concept d’« architecture mobile », selon lequel habitat et urbanisme doivent être pensés d’une part par leurs utilisateurs, et d’autre part en intégrant l’imprévisibilité du comportement futur de l’usager. La forme prônée par l’artiste pour répondre à ce concept s’intitule « Ville spatiale », qu’il décline en séries. Utopie réalisable, elle est posée sur des « tours escaliers », dont seule l’ossature est statique. L’habitat y est modulable et le sol libéré. Pour Ce qui vient, l’artiste continue à élaborer son Musée du XXIe siècle, qui a fait sa dernière escale au Pavillon hongrois de la Biennale de Venise en 2009. Yona Friedman investira le patio du Musée des Beaux- Arts de Rennes en y installant un vaste filet où les habitants de Rennes seront invités à déposer des objets qu’ils estiment pouvoir être, dans le futur, des marqueurs de notre époque.

– Il sera également possible de voir au Musée des Beaux-Arts l’œuvre de Rembrandt « Le cercle de Popilius » (Voir le texte de Jeanne Joucla dans le Journal des Journées n°75).

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Musée des Beaux-arts de Rennes Musée ouvert de 10h à 12h et de 14h à 18h

Fermé le lundi

Popilius et Antiochus, Rembrandt

À propos d’une référence de Jacques Lacan dans le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, p. 109 :

« C’est seulement dans la mesure où les êtres sont inertes, c’est-à-dire supportés par un corps, que l’on peut dire à quelqu’un, comme on l’a fait à l’initiative de Popilius – j’ai fait un rond autour de toi, et tu ne sortiras pas de là avant de m’avoir promis telle chose ».

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Extraits de la « Notice de fil en aiguille » par Jacques-Alain Miller

§ 12 Le cercle de Popilius, p. 220-224

L’épisode du cercle de Popilius est un topos de l’histoire romaine, popularisé à l’âge classique par l’Histoire ancienne de Charles Rollin (1730-1738). Il y est illustré, dans l’édition de 1740, par une estampe de J.-P. Le Bas, Antiochus enfermé dans un cercle par Popilius […]. L’épisode appartient à la partie, la plus tourmentée, de l’histoire des Séleucides sous l’influence romaine avant la réduction du royaume de Syrie au statut de province, période à laquelle Corneille a emprunté l’argument de Rodogune. […]L’Antiochus « encerclé » n’est autre qu’Antiochus IV Épiphane. Mais oui, celui-là même qui, empêché par ledit « cercle de Popilius », de se lancer contre l’Égypte, inaugura la persécution des Juifs […].
Rembrandt fait merveilleusement voir l’Aufhebung soudaine qui transforme le signe de la débilité de Popilius, le bâton de sa vieillesse, l’incarnation de sa castration – bref, sa longue canne nue – en instrument de son triomphe, en signifiant-maître médusant, capable d’imposer son empire aux réalités les plus présomptueuses en la personne d’un roi régnant en furieux, et de le retenir de perturber ce que Hegel appelle l’« existence stable dans l’universel », que Rome s’est vouée, et épuisée, à étendre dans le monde comme à en faire la police, ainsi qu’il est advenu, et adviendra encore, on peut le supposer, à d’autres empires dans l’histoire. Aussi bien le cercle de Popilius est-il l’illustration du « tournage en rond » qui fait l’essence de la vision policière du monde. Occasion de vérifier, à rebours, la thèse constante de Lacan, que, si le pouvoir est l’attribut du maître, sa vérité intime c’est l’impuissance. Reconnaissons dans le cercle popilien l’ensemble vide […] Popilius ne fait couple avec le monarque oriental qu’à le séparer de ses organes, consultatifs et militaires, et à dégonfler sa soufflure, jusqu’à le réduire à une vessie vide. C’est pourquoi, à mesure qu’Épiphane disparaît […] la multitude fait cercle. Le cercle de Popilius réalise ainsi la prophétie de Daniel. […] C’est ainsi que la trivialité du cercle popilien, si elle se retrouve dans celle des ronds séparés, qui donnent lieu chacun à un « tournage en rond », à un enfermement particulier, disparaît quand s’établit entre eux, par le sinthome, la nodalité borroméenne à quatre, et, plus encore, la nodalité fausse.

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